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La libération du cheveu

A l’heure de l’élargissement des réalités de genre et des normes esthétiques, la chevelure est un marqueur identitaire en pleine mutation

Illustration de — © Daiana Ruiz pour T Magazine
Illustration de — © Daiana Ruiz pour T Magazine

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«Je perdais de petites quantités, au début. Puis, progressivement, des masses visibles, raconte Amélie [prénom fictif]. Ma mère et une de mes sœurs ont eu le même souci. Une de mes filles l’a aussi. C’est un problème de famille, une maladie génétique rare sans nom et pour laquelle aucun médecin ne détient le remède. La seule chose qu’on sait à son propos, c’est qu’elle est liée aux hormones.» Pour cette femme de 65 ans, qui a connu ses premières chutes capillaires à 25 ans, les cheveux sont une source de tracas chronique.

Après des années de consultations et de traitements sans résultats, Amélie commence à perdre espoir: «Socialement, c’est compliqué à vivre. Les remarques récurrentes sur ma calvitie ont fini par me pousser à me faire poser des implants, à 37 ans. Une opération douloureuse, dans mon cas, qui nécessite régulièrement des retouches. Tout le monde me dit que c’est mieux maintenant. Mais ce ne sera jamais parfait.»

Illustration poignante de l’importance que les cheveux ont pour l’image de soi, l’histoire d’Amélie montre qu’afin de correspondre au mieux à des normes sociales, il faut composer avec des contraintes génétiques, des bonnes pratiques alimentaires et un équilibre hormonal. «La chevelure ne doit pas être prise à la légère, remarque Michel Messu, sociologue spécialiste de la question pileuse. Il y a toujours un élément d’artifice dans les cheveux et une coupe a une signification sociale profonde. Un choix capillaire peut indiquer un niveau de prestige, une appartenance sexuelle ou un métier. Chaque style répond à des stéréotypes, clichés identitaires qui déterminent la façon dont les individus personnalisent leur appartenance à un groupe.»

Affirmation de soi

Longtemps associées aux différentes classes sociales, les coiffures ont peu à peu évolué au gré des différents standards de la beauté. Aujourd’hui, sous la poussée des générations Y et Z, elles bousculent les règles strictes des critères d’apparence. «La norme actuelle, c’est de ne plus avoir de normes, souligne Michel Messu. Dans les sociétés occidentales, les cheveux sont devenus un marqueur de singularité. A chaque communauté, sa coiffure. Même si parmi tous les choix qui existent désormais, on continue de trouver des traces de la beauté standard. La Vénus de Boticelli pour les femmes. Les dieux grecs à la chevelure fournie pour les hommes.»

La norme actuelle, c'est de ne plus avoir de normes. Dans les sociétés occidentales, les cheveux sont devenus un marqueur de singularité. A chaque communauté, sa coiffure

Michel Messu, sociologue

L’âge joue aussi un rôle majeur dans l’aspect corporel. Chaque étape de la chronologie existentielle s’accompagne d’une mise en beauté particulière. «Pendant l’enfance, on impose une coiffure en fonction du genre, précise le sociologue. Quand les enfants grandissent, il y a davantage de latitude. La variété de coiffures à la sortie d’un lycée est un bon indicateur de cela. Puis, avec le vieillissement, on voit apparaître des stéréotypes. Notamment des femmes qui se coupent davantage les cheveux, tout en cherchant à préserver leur aspect d’origine. Et les hommes qui font des implants ou mettent des perruques. Ces choix sont gouvernés par une volonté d’affirmer autre chose dans leur image que le temps qui passe.»

Sur le terrain, ces tendances à la variété font écho. Pour Charline Bougueraira, responsable chez Jean-Louis David à Genève et vingt ans d’expérience, les tendances évoluent constamment: «Les clients ont chacun leur personnalité et veulent être coiffés en fonction d’une grande diversité de critères. Certaines coupes reviennent en force, comme le mulet ou le bob. Des détails, à l’instar des nuques décolorées et de la frange, sont aussi très demandés.»

Changement majeur de ces dernières années? La préoccupation grandissante des hommes pour leur beauté chevelue. «Ils sont plus demandeurs de conseils. Ils se préoccupent des détails et font davantage d’efforts pour améliorer leur aspect», constate la coiffeuse.

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Les cheveux et l'inconscient

Quand un type de cheveux ne permet pas (ou plus) sa forme souhaitée, la médecine moderne peut intervenir avec différentes techniques de pointe. Florent Moullet, directeur de la clinique Adonis, à Genève, est un expert de ces interventions. Dans son établissement, 85% de la clientèle capillaire est constituée d’hommes. Les femmes, quant à elles, sont toujours plus nombreuses à consulter pour des problèmes de calvitie. «De manière générale, le marché s’est beaucoup développé ces dernières années, explique-t-il. Nous utilisons essentiellement deux techniques: le FUT [Follicular Unit Transplantation], qui consiste à prélever des bandelettes du cuir chevelu, puis à les découper en unités folliculaires, et le FUE [Follicular Unit Extraction], une extraction moins invasive qui ne laisse aucune cicatrice.»

Gros bémol: la politique des assurances: «Ce sont des opérations coûteuses, souligne Florent Moullet. Il faut prouver que le problème est lié à une maladie ou à un accident, et ceux-ci doivent avoir été déclarés avant une consultation. Autrement, il faut payer de sa poche.»

Au-delà de leur simple valeur esthétique, les chutes de cheveux se retrouvent souvent dans les manifestations de l’inconscient, sous forme de cauchemars ou d’angoisses. «Les cheveux font beaucoup travailler le cerveau. Notamment parce qu’ils jouent un rôle majeur dans la représentation de soi, l’image qu’on veut donner aux autres», conclut Michel Messu.

Les artifices capillaires sont ainsi non seulement conditionnés par les facteurs sociaux et biologiques, mais aussi psychiques. Comment faire pour mieux vivre avec ses cheveux, se défaire des normes sociales et s’accepter quand on ne parvient pas à obtenir le résultat pileux souhaité? Amélie, qui réfléchit à cette question depuis plusieurs décennies, offre des éléments de réponse: «Il faut prendre des distances avec le regard extérieur et cesser d’attacher trop d’émotions aux cheveux. J’ai beau en manquer, je ne suis pas handicapée et je ne suis pas malade. J’ai donc de la chance.»

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