Joaillerie
Artiste du détournement et de la fantaisie de luxe, la créatrice genevoise fabrique des colliers qui ressemblent à des bijoux mais qui se portent comme des sculptures

En 1940, l’artiste textile Bauhaus Anni Albers crée en collaboration avec un étudiant du Black Mountain College un collier en rondelles plates de quincaillerie assemblées avec un ruban de gros-grain. La découverte de cette pièce aura l’effet d’un détonateur sur Ligia Dias. Grâce à ce mélange inattendu entre un élément fonctionnel et un ornement rappelant la haute couture, elle comprend que le bijou n’est pas qu’une affaire de joaillerie. Aujourd’hui encore, elle s’enflamme à son évocation: «En plus d’être à ma portée, ce bijou représentait exactement ce qui m’intéressait. Ce fut comme un déclic, une évidence. Je me le suis approprié, je l’ai reproduit.»
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Le collier s’impose à elle comme un support idéal pour explorer ses sujets de prédilection: questionner les notions de standard en détournant des objets consacrés, appliquer des méthodes de production artisanales à des matériaux industriels, jouer avec les critères du luxe. Dans les pièces de la créatrice, on trouve des colliers de pailles en plastique ponctués de pierres semi-précieuses, des perles de rocaille Swarovski montées sur un rang d’épingles sixtus, du plexiglas, des chaînes gourmettes, des vis, des mousquetons.
Volte-face
Au moment où elle tombe sur les bijoux d’Anni Albers, Ligia Dias, née à La Chaux-de-Fonds de parents portugais, travaille comme designer mode chez Lanvin aux côtés d’Alber Elbaz, à Paris. La mode s’est imposée à elle après une première formation en graphisme à l’ECAL. Pour son diplôme, elle fabrique une sacoche modulable, entre le cartable et le gilet, pensée pour porter un manuel de savoir-vivre actualisé, rédigé par elle-même et quelques complices universitaires. Entre le vêtement, l’accessoire conceptuel et la relecture inspirée, ce projet porte en lui la marque des obsessions de Ligia Dias: les lignes épurées du minimalisme, la porosité des disciplines artistiques et un sens épanoui de l’humour.
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Sur les conseils des graphistes, directeurs artistiques et auteurs de campagnes publicitaires mondiales Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag de l’agence M/M, alors directeurs artistiques de Vogue Paris, elle décide de poursuivre son cursus à Paris. Elle étudie le stylisme au Studio Berçot avant d’atterrir chez Lanvin. «J’y ai appris à différencier le prêt-à-porter lambda des véritables codes du luxe. Le ruban gros-grain, qui fait partie des signatures Lanvin depuis le début, est un des archétypes du luxe.» Trois ans plus tard, elle lance sa propre marque.
Création spontanée
En 2014, près d’une dizaine d’années après son premier bijou, malgré une distribution internationale et des collaborations avec Comme des Garçons ou Nicolas Ghesquière chez Balenciaga, elle décide de se soustraire au rythme de l’industrie de la mode: «Je faisais tout moi-même. Présenter les prototypes en showroom, recevoir les commandes, réaliser les productions, répondre à la presse. Trop de stress, trop d’habitudes. Ce système n’était pas adapté à ma démarche. D’un point de vue intellectuel et créatif, j’étais débordée et frustrée.»
J’ai même arrêté d’acheter des matières premières. J’ai des cartons plein la cave. Je les ouvre et je compose avec ce que je trouve. La contrainte me met dans un état d’excitation, d’urgence… J’ai besoin que la création vienne d’un élan spontané, d’une forme de légèreté
Affranchie des exigences de calendriers, Ligia Dias met en place une nouvelle méthode de travail, se consacre d’avantage aux logiques de création qu’aux impératifs de rendements. En réduisant le dispositif, elle approfondit sa démarche: «J’ai même arrêté d’acheter des matières premières. J’ai des cartons plein la cave. Je les ouvre et je compose avec ce que je trouve. La contrainte me met dans un état d’excitation, d’urgence… J’ai besoin que la création vienne d’un élan spontané, d’une forme de légèreté.»
Moules-frites
Rapatriée à Genève depuis un an pour les besoins professionnels de son mari, conservateur en chef au Mamco, Ligia Dias travaille chez elle, dans un atelier d’une dizaine de mètres carrés où les tiroirs grimpent jusqu’au plafond, placardés de croquis, de post-it, de dessins d’enfants, de notes humoristiques, d’essais textiles et de moodboards. Sur son bureau, une petite armée de pinces et de pinceaux veille sur un rang de porte-clés tour Eiffel, objets de sa dernière série de boucles d’oreilles, Gustave. Un mélange d’ordre et de profusion, un cabinet d’orfèvre pop, aux couleurs de Ligia Dias, qui porte sans trembler un pantalon panthère jaune fluo sur des bottines en python ocre.
«Le bijou est un prétexte»
Sa voix s’élance quand elle évoque ses nombreuses passions: Rei Kawakubo, la fondatrice de Comme des Garçons, le très secret couturier belge Martin Margiela, Sonia Delaunay, les artistes «femmes de» restées dans l’ombre de leur mari, les kimonos, la littérature contemporaine américaine… Elle prend une inflexion plus mesurée pour définir les contours de son travail: «Le bijou est un prétexte. Ce médium me convenait car j’aimais l’idée de créer des pièces centrales sur le corps.»
Sa bague à quatre doigts enchevêtrée d’anneaux carillonne lorsqu’elle agite les mains pour s’exprimer. A son oreille, une moule dorée se manifeste ponctuellement sous la chevelure, comme pour rappeler que le travail de Ligia Dias se situe quelque part à mi-chemin du ready-made et de l’absurde. Hommage à l’artiste belge Marcel Broodthaers, le coquillage (imaginé avec les frites) était au cœur de sa dernière collection.
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Porosité disciplinaire
Depuis son retour en Suisse, elle prend des cours de bijouterie, curieuse et un peu inquiète de voir la technique chambouler son travail. Récemment, elle s’est mise au filigrane, une tradition portugaise qu’elle rehausse de maillons argent et qu’elle affuble de fermoirs apparents: «Je modifie le design comme le piercing peut modifier un visage. C’est une manière de révéler les dessous d’un bijou, de raconter son histoire. Cela lui donne aussi un côté méchant.» La série, «Prazeres», porte le prénom de sa mère, «plaisir» en portugais.
Malgré sa nouvelle vie genevoise et les distances prises avec l’industrie, Ligia Dias n’a pas tout à fait décroché du milieu de la mode. Tous les quinze jours, elle retourne à Paris, où l’attend Natacha Ramsay-Levi, directrice artistique de Chloé. «Le consulting m’intéresse énormément. Mes interventions couvrent tous les domaines: les campagnes publicitaires, le prêt-à-porter, les lunettes, les gants, la stratégie. Natacha et moi avons fait nos études ensemble. Nous n’avons pas forcément les mêmes goûts, mais nous nous retrouvons sur beaucoup de choses, comme cette manie de tout analyser.»
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«Je ne me sens pas joaillière»
Au-dessus du canapé où elle s’est installée, un tableau de son ami le peintre John Armleder côtoie un miroir recouvert d’un store entrouvert par une colonne ionique peinte en or. Cette pièce, réalisée par Ligia Dias et exposée à Genève fin 2017, vient souligner son penchant pluridisciplinaire, une porosité que tout le monde brandit mais que personne n’applique. A cheval entre les statuts d’artiste, de designer et d’artisan, elle trouble les cases, refuse les étiquettes. «Je ne me sens pas joaillière… Je fais des bijoux comme je pourrais faire un immeuble. J’aime confronter les fonctionnements de l’art contemporain au système de la mode, de la même manière dont j’aime créer des bijoux qui ont l’air luxueux bien qu’ils soient composés de matériaux pauvres.»
De ses études à l’ECAL, Ligia Dias avait retenu le postulat Bauhaus, qui prône une production industrielle des techniques de l’Arts and Crafts. A force de s’y confronter, elle a fini par inverser la théorie.