«J’ai un pull bleu et des lunettes.» En descendant les escaliers du Flora Bar, un spacieux restaurant niché dans le bâtiment du Met Breuer, en plein Manhattan, on cherche la femme qui correspond à ces indications. Il se trouve qu’il y en a deux. On vise la plus jeune. Gagné!

Lilya Turki est là, devant son café et sa bouteille d’eau, prête à dérouler son parcours. Et il faut s’accrocher. Car elle est du genre à ne pas tenir en place longtemps au même endroit. La Suissesse aime les défis, la nouveauté. Dès qu’elle se retrouve dans un cocon un peu trop confortable, elle a tendance à s’ennuyer, à vouloir abattre les murs invisibles qui l’oppressent. «Cela relève presque de la psychologie», dit-elle en riant. Mais elle est comme ça: ne vous aventurez pas à lui couper les ailes, à brimer sa liberté artistique et son inventivité, elle pourrait s’envoler très vite.

Simple et sans chichis

Lilya Turki est arrivée à New York en février 2018. Elle y occupe un poste de directrice artistique (creative director/director of ideation) chez Tiffany & Co, célèbre entreprise américaine de joaillerie et d’art de la table, fondée en 1837. Un chasseur de têtes a repéré son CV. «En Suisse, mes multiples expériences et va-et-vient peuvent faire un peu peur. Ici, c’est plutôt considéré comme un plus», raconte-t-elle. Penser de nouvelles collaborations et réalisations visuelles pour Tiffany fait partie de son job.

David James a cru en moi. C’est un ex-punk devenu directeur artistique. Ça me correspond assez

Deux précisions avant de poursuivre: si vous l’imaginez maniérée, en vêtements de marque, ultra-maquillée, évoluant dans le monde impitoyable du luxe, prête à écraser ses collègues avec ses talons aiguilles pour briller, et adepte de small talk entre happy few dans des soirées mondaines où la spontanéité reste à la garde-robe, vous avez tout faux. Elle est plutôt du style simple et naturelle, sans chichis. Avec des faux airs de Sandra Bullock, l’actrice hollywoodienne à l’air mutin. «Il n’y a pas de code vestimentaire imposé dans notre section chez Tiffany, nous avons une liberté totale, ce qui est génial. Sinon, je n’aurais pas supporté», glisse Lilya Turki, les yeux rieurs.

Ensuite, son poste est prestigieux, et elle bénéficie du fameux visa américain 0-1 pour «talents exceptionnels», valable trois ans. Mais elle ne figure pas non plus tout en haut de la hiérarchie de Tiffany. «C’est une immense boîte. Et nous sommes en effet une poignée à occuper la fonction de directeur artistique.»

«J’étais une des seules filles»

Comment cette ex de l’ECAL, qui se rêvait photojournaliste et se voyait parcourir le monde son appareil en bandoulière, a-t-elle atterri à New York? Elle a toujours eu la fibre artistique, et ce n’est pas une affaire de famille. A l’université, elle se lance dans plusieurs branches, puis abandonne – «ce n’était pas pour moi». Elle s’inscrit alors à l’ECAL, l’Ecole cantonale d’art de Lausanne. «Une formation avec un niveau d’exigence très élevé. Ce n’était pas évident; j’étais une des seules filles. C’était violent parce qu’on nous sortait de notre zone de confort, mais très formateur.»

Au printemps 2005, elle a besoin de quitter la Suisse pour exprimer sa créativité. Elle part à Paris, d’abord pour un magazine, puis une agence de pub, et travaille ensuite en freelance. Parmi ses clients: Dior, Hermès, Purple Magazine ou encore EMI-Virgin. «Après deux ans, je m’ennuyais un peu. Je suis partie m’installer à Londres en novembre 2006, où je suis restée quatre ans», lâche-t-elle en avalant son café. Là encore, elle travaille pour des magazines (Another Magazine et Another Man), pour Prada, McQueen, Dior ou Belstaff. Et retrouve surtout son mentor, David James. «C’est lui qui m’a fait venir. Il a cru en moi. C’est un ex-punk devenu directeur artistique. Ça me correspond assez.»

Lilya Turki a toujours été attirée par la mode, l’art et le design. Elle aime la créativité, pas la superficialité du milieu. Elle revient en Suisse, pour quelques mois. Le retour aux sources fait toujours du bien, surtout pour quelqu’un en phase de questionnement perpétuel. Elle participe au lancement d’un nouveau magazine de Lifestyle. Parallèlement, elle a un mandat à l’EPFL-ECAL Lab, dans une cellule de recherche autour de la réalité augmentée. Elle rajoute une corde à son arc.

Se réfugier dans la cuisine

En décembre 2011, la créatrice repart à Londres quelques mois. Cette fois pour un site de vente de vêtements en ligne, pour redéfinir l’univers visuel de la section masculine. Une nouvelle expérience. Elle décroche ensuite un job pour Swatch en Suisse, et quitte l’entreprise après deux ans. «Un milieu très, très masculin», souligne-t-elle sans en garder que de bons souvenirs. Elle se remet à son compte. Puis repart à Paris, comme directrice artistique et de l’image au magazine féminin Marie Claire, d’octobre 2015 à janvier 2018, avec pour mission de le relifter. Jusqu’à ce qu’on lui propose New York.

La voilà, dans cette ville où vous pouvez vous promener avec une salade sur la tête sans que personne ne vous regarde. «On s’y sent bien! New York est fascinante et il y a tellement de choses à faire sur le plan culturel que je suis parfois un peu frustrée quand je ne fais pas assez les week-ends.» Quand elle n’est pas en train de développer un projet, elle se réfugie dans la cuisine. «J’adore manger! J’aime d’ailleurs découvrir les villes à travers la nourriture.» Son mari, designer, évolue pour l’instant encore entre les Etats-Unis et l’Europe, mais il devrait bientôt la rejoindre.

Lilya Turki, qui doit son prénom et son nom aux racines tunisiennes de son père, a choisi d’habiter Brooklyn, loin du brouhaha de Manhattan. Elle se présente comme une guerrière anti-routine, mais il y a quand même un petit cocon qu’elle aime: le sien. Surtout quand des écureuils viennent manger sur son balcon.


Profil

1980 Naissance le 30 janvier, à Lausanne.

2000-2004 Etudes à l’ECAL.

2005-2006 Premier séjour à Paris.

2006-2010 Premier séjour à Londres.

2018 Part s’installer à New York, pour Tiffany.


Nos portraits: pendant quelques mois, les portraits du «Temps» sont consacrés aux personnalités qui seront distinguées lors de l’édition 2019 du Forum des 100. Rendez-vous le 9 mai 2019.