Mode de vie
Avant, l’appartement révélait les goûts et les inclinations de ses occupants. La nouvelle génération regarde ailleurs et n’investit plus (son âme) dans son intérieur

La salle de bains. C’est, selon Patrice Huerre, psychiatre, et François Robine, expert immobilier, la pièce la plus investie des appartements d’aujourd’hui. Pourquoi? Parce que c’est le dernier espace privé, celui dans lequel on laisse place à sa créativité et à ses besoins régressifs. Un abri précieux où les objets électroniques entrent peu. Mais ce n’est pas tout, poursuivent les auteurs de Lieux de vie: ce qu’ils disent de nous.
La grande nouveauté dans les habitus de l’habitat, c’est le clivage ancienne/nouvelle générations. Avant, l’appartement était un révélateur des personnalités. Aujourd’hui, pour les 20-35 ans, c’est une simple base d’où communiquer avec l’extérieur et un abri peu investi. Ni mieux ni moins bien, juste différent, observe Patrice Huerre. Entretien avec un expert de nos âmes et de nos logements.
Le Temps: Pourquoi avoir écrit cet ouvrage sous-titré «La révolution des intérieurs»?
Patrice Huerre: Parce que nous assistons à un vrai changement de société. Un basculement que le monde immobilier ne semble pas noter et dont il devrait pourtant tirer des enseignements. Clairement, la nouvelle génération ne veut plus posséder. L’usage a priorité sur la propriété. A cause de la récession, mais aussi convaincus que la planète est à portée de clics, les 20-35 ans ont appris à se redéfinir sans cesse et à beaucoup partager. La mobilité les caractérise. Le travail avec le job sharing, les transports avec des systèmes de covoiturage et le logement avec une nette augmentation des colocations. Dès lors, les appartements devraient être conçus de manière plus souple, afin de répondre de façon évolutive aux besoins des occupants du moment.
– Vous notez aussi que le choix du quartier, pour cette génération, ne dépend plus de critères sociologiques, mais d’aspects pratiques.
– Oui, c’est flagrant. C’est un phénomène connu de gentrification, mais qui s’est accéléré ces dernières années. Les jeunes gens aisés ne cherchent plus à s’installer dans un quartier bourgeois par souci de distinction. Leur préoccupation est de trouver un endroit proche de leur lieu de travail ou de leurs amis, quitte à habiter dans un périmètre populaire.
– Du coup, hériter de la maison familiale est un poids, non un privilège?
– C’est ce qui est constaté. Dans beaucoup de cas repérés par mon auteur associé, François Robine, le patrimoine immobilier est vécu comme une charge plus qu’il ne gratifie les héritiers. Ce qui ne veut pas dire que les jeunes ne s’intéressent pas au passé. Mais ils préfèrent les savoirs aux biens. Ils apprécient musique, cinéma, littérature vintage, tout en boudant la ferme de mamie en Normandie…
– Pourtant, les maisons peuvent avoir beaucoup de cachet et flatter le goût esthétique des petits-enfants?
– Par expérience et pour avoir enquêté auprès de ses collègues, François Robine estime que seulement 10% des maisons à vendre, en France, ont une âme. Les autres sont de simples demeures, certes pratiques, mais sans aucun charme particulier autre qu’affectif.
– Le couple, lui, se dévoile toujours autant à travers son appartement…
– Oui. Autant les célibataires de la jeune génération utilisent leur appartement comme une base fonctionnelle dont la seule et indispensable vertu est d’avoir le wi-fi, autant les couples de tout âge se projettent dans l’aménagement de leur logement. D’ailleurs, en visite, je peux évaluer si une union est harmonieuse d’un simple coup d’œil.
– Comment?
– Déjà, si chacun a une pièce à lui, ce n’est pas bon signe. Et ce n’est pas excellent non plus en termes d’harmonie si la décoration est une cohabitation des goûts respectifs sans recherche d’une esthétique commune.
– Que pensez-vous des couples qui choisissent de vivre dans deux appartements contigus et s’invitent lorsqu’ils souhaitent se voir?
– Je suis peut-être vieux jeu, mais, selon moi, ce n’est pas l’idéal amoureux. Habiter ensemble, c’est se mettre au diapason, trouver un terrain d’entente, négocier. Dans la solution que vous énoncez, chaque partenaire dit à l’autre: «Je veux bien partager un peu, mais je me méfie aussi.» Pas de quoi pavoiser! Mais à chacun ses choix!
– Quelle autre fragilité psychologique peut-on déceler à travers un logement?
– Il y en a plusieurs. L’excès d’ordre ou le chaos intégral racontent tous les deux un monde intérieur tourmenté. Mais, plus atypique, lorsqu’une personne affiche à l’excès ses opinions politiques ou religieuses, elle expose un manque de sécurité intérieure et un besoin de réassurance visible de son identité.
– Instinctivement, on pourrait penser que le salon est la pièce la plus investie. Etonnamment, vous élisez la salle de bains à ce rang. Pourquoi?
– Déjà, parce que tous les salons se ressemblent aujourd’hui. A part les connaisseurs de design qui peuvent distinguer un salon cossu d’un salon populaire, le mobilier a été tellement standardisé qu’il aplanit les différences. Ensuite, à l’heure de l’hypertransparence, les gens trouvent dans leur salle de bains un lieu à eux, à l’abri, dans lequel ils peuvent rêver sans être dérangés par un ordinateur ou un smartphone, objets tenus à distance par l’humidité ambiante. Ainsi, de plus en plus de personnes font de la salle de bains leur pièce singulière, en investissant beaucoup d’argent et de soin dans la décoration et l’aménagement.
– Et la cuisine, en essor ou en déclin?
– Plutôt en déclin. Il a été démontré qu’en moyenne le Français urbain de 30 à 45 ans prend ses repas plus souvent à l’extérieur que chez lui. Et quand il y a repas, dans une famille, ils sont souvent échelonnés en fonction des activités de chacun. Avant, la mère qui cuisinait était disponible pour une discussion. Maintenant, la cuisine est souvent un lieu de réchauffage, moins un lieu de partage. Regardez les fêtes, de mariage ou d’anniversaire. Jusqu’il y a peu de temps, les préparatifs en famille ou avec des amis faisaient partie de la rencontre, suscitaient des confidences. Aujourd’hui, on confie facilement l’organisation de ces événements à des professionnels, ce qui supprime ce temps de connivence affairée. Du coup, la cuisine est réduite, seulement fonctionnelle, ouverte sur le salon et moins valorisée.
– Un mot encore sur les maisons intelligentes. Dans votre ouvrage, vous citez le cas effrayant de cette famille brûlée vive, car prise au piège d’une demeure dont les stores électroniques ne pouvaient plus s’ouvrir dès le début de l’incendie…
– Là, on touche au problème du contre-pouvoir. Dans toute organisation saine, il faut des forces contraires pour maintenir un équilibre, sinon, c’est la fuite en avant. Ce qui est vrai pour une entreprise est aussi vrai pour une habitation. Le progrès technologique procure bien sûr un gain de temps, mais se passer de commandes manuelles, c’est aboutir au mieux à des situations absurdes comme dans Mon Oncle, de Jacques Tati, au pire au drame qui est cité dans notre livre.
L’ironie, c’est qu’avec la technologie, le wi-fi notamment, plus aucune maison n’est vraiment verrouillée. Depuis l’intérieur, les habitants sont toujours connectés avec l’extérieur. C’est également un changement massif dans l’histoire de l’immobilier. Une paroi, une porte, une clé? Ces mots n’ont plus la même signification à l’heure du tout connecté!
«Lieux de vie: ce qu’ils disent de nous», Patrice Huerre, François Robine, Ed. Odile Jacob, Paris, octobre 2017.