«Longtemps, on n’a vu en moi qu’un décorateur»
Architecture
Patrick Bouchain a la passion du cirque et du théâtre. Leurs constructions sans prétention inspirent ses propres réalisations, souvent enchanteresses et parfois éphémères. Interview
Deux mots résument l’essentiel des préoccupations de Patrick Bouchain: construire – c’est le nom de l’agence qu’il a fondée en 1995, avec Loïc Julienne – et habiter. Né à Paris, architecte itinérant à l’aise dans tout l’Hexagone qu’il a parcouru de fond en comble, il transforme les lieux de ses différentes interventions en autant de laboratoires où développer ses réflexions et méthodes.
Affinités et circonstances ont fait de lui l’auteur d’ouvrages dévolus aux arts, aux artistes et à leurs publics: le Magasin à Grenoble, la Grange au lac à Evian, la Volière Dromesko, créée au Théâtre de Vidy à Lausanne, le Lieu Unique (les anciennes usines LU) à Nantes, le Musée international des arts modestes à Sète, la Condition publique à Roubaix, le Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape, près de Lyon, le Channel (sur le site des abattoirs) à Calais. Autant d’appellations évocatrices qui signalent un état d’esprit.
L’énumération, largement incomplète, comprend de nombreux lieux industriels transformés, auxquels il faut ajouter le site de la Belle de Mai, 4,5 hectares de bâtiments et d’espaces industriels changés en un véritable quartier intégré au tissu urbain de Marseille. Les activités artistiques ont joué un rôle moteur dans cette mutation qui s’achèvera ce printemps.
C’est dans ce nouvel espace, géré par une Société coopérative d’intérêt collectif dans laquelle les résidents ont une voix prépondérante, que sera lancé le programme de l’année 2013, lorsque la ville deviendra capitale culturelle de l’Europe.
Samedi Culturel: Vous vous situez en marge de l’officialité architecturale, vous débordez du cadre délimité par votre profession, vous contournez les règles, vous rêvez de dénormer la construction… Patrick Bouchain: En effet, j’exerce sans titre en dépit de la très longue et très diverse formation que je me suis donnée. Si l’ordre des architectes m’a toléré, c’est qu’il n’a vu en moi qu’un décorateur, un organisateur de fêtes, pire: un architecte social! Et j’ai aussi mis beaucoup de temps à me reconnaître moi-même. En vérité, j’ai énormément appris des architectures produites par la culture, des structures de foires que l’on monte et démonte, de ces lieux édifiés pour servir et pour enchanter durant un temps donné et qui savent ensuite se retirer. L’architecture à la fois spectaculaire et modeste est celle qui m’a toujours intéressé.
Cependant, en 2006, vous avez représenté la France à la Xe Biennale internationale d’architecture de Venise. Comment la corporation a-t-elle réagi?
A Venise, j’ai voulu casser la règle dépassée des pavillons nationaux. Avec le collectif EXYZT, auteur invité, nous avons transformé le nôtre en lieu habité, «La Métavilla», pendant les trois mois de la Biennale. Quelle meilleure façon de parler d’urbanité que de construire, manger et vivre ensemble? La corporation des architectes a peu apprécié; elle m’a attaqué. C’est alors que j’ai décidé de prendre une autre voie, celle du logement social.
Vous repensez souvent le sens des projets qui vous sont confiés quand vous ne le définissez pas vous-même. N’est-ce pas sortir de votre rôle?
Sans désir de transformer, de construire, rien ne se fait. Je cherche des demandes non satisfaites et je m’efforce de créer un terrain favorable afin qu’elles puissent s’exprimer. Cela peut prendre beaucoup de temps; puis, d’un coup, l’explosion de la demande survient.C’est ce qui s’est produit à la Belle de Mai. Au début, les occupants de la friche m’ont demandé comment faire pour y rester. J’ai alors changé de rôle. D’architecte, je me suis transformé en promoteur, ce qui permit de négocier de nouvelles demandes à un autre niveau avec les autorités, en phase avec la réalité vivante du site et de ses exigences.
Vous vous êtes résolument tourné vers le logement. Qu’attendez-vous de cette nouvelle direction donnée à votre travail? Il s’agit, pour moi, d’expérimenter et de transmettre ce que les écoles n’enseignent pas: construire du logement autrement et moins cher; réparer; induire la participation des habitants à la transformation de leurs habitations.A ce titre, notre chantier de Boulogne, le Grand Ensemble, est devenu une source d’apprentissage inépuisable.
Dans quel sens? J’y ai relevé le défi de réhabiliter soixante maisons occupées au prix dérisoire de 30 000 euros chacune! L’Agence nationale pour la rénovation urbaine envisageait de les démolir et d’en reloger les habitants dans une cité rénovée. Sauf que, tous chômeurs et incapables de payer un loyer, ils auraient vraisemblablement fini à la rue. Mon agence a délégué une architecte, Sophie Ricard, qui s’est installée dans l’une des maisons alors inoccupée qu’elle s’est aussitôt employée à transformer pour son propre usage. Observée de près et observatrice elle-même, elle a progressivement noué des relations jusqu’à établir une carte des occupants du lieu.
Qu’a-t-elle découvert?
Elle a repéré de nombreux ouvriers du bâtiment au chômage auxquels elle a offert la possibilité de ravaler leur propre maison, ce qui leur redonnait du même coup un travail.Lentement, la demeure de l’architecte s’est muée en lieu d’élaboration de soixante projets tous particuliers, négociés avec leurs habitants. Ils ont procédé aux transformations eux-mêmes, au prix strictement défini par le budget imparti. Prouvant ainsi que l’autoconstruction peut correspondre aux modes de vie actuels. Nous venons de surmonter un dernier obstacle réglementaire: les usagers ont l’autorisation de repeindre leurs maisons aux couleurs de leur choix (avec l’aide d’une artiste coloriste). Les travaux s’achèveront en juin, notre architecte se retirera, ce qui inquiète déjà les gens privés de leur interlocutrice.
Vous annoncez votre retraite tout en fourmillant d’idées, d’envies,de nouveaux projets.
Après le Centre Pompidou mobile, après le Grand Ensemble de Boulogne, je ne lancerai plus de nouveaux chantiers.En revanche, l’heure me paraît venue de transmettre. Je projette une Université foraine qui fonctionnerait comme un lieu de formation continue où les gens viendraient apprendre avec moi et mes amis, sur place et tout au long d’une opération.