Dans le microcosme de la mode, les bureaux de presse ont de quoi faire trembler, voire enrager les journalistes. Intraitables, ces relais obscurs décident, entre autres, de qui aura le privilège d’interviewer les créateurs qu’ils représentent ou de s’asseoir au défilé de ces derniers. Pour les initiés, les dirigeants de ces entreprises de «RP» (relations publiques) sont des quasi-stars, aussi convoitées que les grands patrons et sympathiques comme une porte de prison.

A Paris, un homme déjoue pourtant les clichés. Son nom? Lucien Pagès. Depuis la création de son bureau éponyme en 2006, «Lulu» s’est forgé la réputation d’un homme accessible, terriblement sympathique et, surtout, au flair redoutable. Chez Pagès, qui emploie aujourd’hui une vingtaine de personnes, pas de grandes marques, pas d’annonceurs susceptibles de faire vivre (ou mourir) un journal. Juste la vision d’une mode qui parle de notre époque: assez radicale pour interpeller, assez réaliste pour être portée, assez barrée pour faire rêver.

Cette vision, l’homme de l’ombre l’expose aux yeux du grand public pendant tout le mois d’août chez colette, le concept store le plus branché de Paris qui fermera définitivement ses portes en décembre. Du jamais-vu pour un attaché de presse. «Séduit et flatté», Lucien Pagès a «failli refuser» l'invitation: «J’ai d’abord pensé que ce n’était pas mon rôle d’être ainsi mis en avant, mais j’ai ensuite compris qu’on pouvait le faire de façon amusante, sans prétention.» Baptisée «Les vacances de Lulu», la boutique éphémère de Pagès truste tout le premier étage du magasin avec 32 marques, dont il représente la plupart: Jacquemus, J.W. Anderson, Courrèges, Lemaire, A.P.C., Astier de Villatte, Exemplaire ou encore une collaboration exclusive entre Harumi Klossowska de Rola et la maison Chopard. Certaines pièces ont été créées exclusivement pour l’événement, comme un jean A.P.C. peint par Jean Touitou, un t-shirt et un sac «Talk to my PR» («Discute avec mon attaché de presse») signés Vanessa Seward, ou des assiettes à l'effigie de Pagès illustrées par Astier de Villatte. Il y a aussi ces étonnants transats imaginés par les copains du super-agent. C’est joyeux, coloré et un peu dingo. Ça donne des envies de soleil et de piscine dans une maison dans le sud de la France. C’est depuis la sienne que Lulu, «excité et anxieux de voir ce que les gens vont acheter», répond à nos questions.

Dans le milieu de la mode, on parle beaucoup de la toute-puissance des attachés de presse, qui verrouillent (ou pas) l’accès aux créateurs et aux défilés, qui font et défont les réputations. Mythe ou réalité?

La puissance d’un attaché de presse est fonction de la puissance des marques qu’il représente. Lui-même n’en a pas. Si un créateur a du talent et du succès, cela nous donne une certaine puissance, oui. Mais si personne ne le connaît ou qu’il galère, c’est une tout autre affaire. Si les attachés de presse suscitent aujourd’hui un intérêt, c’est aussi parce que les gens sont beaucoup plus obsédés par les acteurs de la mode qu’auparavant. Il y a quelques années, on ne parlait que du créateur. Aujourd’hui, ceux qui s’intéressent à la mode veulent tout savoir sur les CEO, les stylistes, les coiffeurs, les maquilleurs et même les directeurs de casting. On a longtemps parlé du milieu de la mode et maintenant on appelle ça «l’industrie» de la mode. Ce ne sont que des mots, mais ils attestent d’une évolution.

Quel est le rôle d’un attaché de presse dans la mode?

Notre métier a beaucoup évolué. A la base, notre rôle est de faire rayonner les créateurs et leur marque auprès de la presse et des acteurs majeurs de la mode (acheteurs, grands décisionnaires, chasseurs de têtes, etc.). Pendant longtemps, on a tissé ces liens entre insiders, sans forcément penser à toucher celui, ou celle, qui dépense de l’argent en boutique. Mais la donne a changé. Avec le Web, la vente en ligne, les réseaux sociaux, les influencers, on est obligé de prendre en compte tous les protagonistes de la mode, jusqu’au client final. Avec Instagram, un média parfait pour nous qui travaillons sur l’image, nous parlons en direct à des milliers d’inconnus, on leur fait découvrir des marques, un univers, une façon de voir les choses. On devient notre propre média, même si le contenu est bien sûr limité.

Jusqu’où s’étend votre rôle? Participez-vous à la conception des collections ou des campagnes publicitaires?

Cela dépend des créateurs. Certains nous appellent tous les jours et veulent notre avis sur tout, d’autres font plutôt les choses de leur côté. De façon générale, ils aiment qu’on intervienne parce que nous avons notamment le ressenti de la presse. Nous pouvons donc les aider à avancer, à se renouveler, à ne pas tourner en rond. Il nous arrive aussi de faire des propositions créatives, de conseiller une collaboration avec tel directeur artistique ou tel styliste. Nous avons une vision globale pour chaque marque, mais cela reste du conseil, on ne va pas jusqu’à la création.

Parlez-nous de vos débuts.

J’ai grandi dans un petit village des Cévennes et j’étais obsédé par la mode. Après mon bac, je suis venu à Paris pour faire l’Ecole de la chambre syndicale de la couture parisienne, mais je me suis vite aperçu que je ferais un mauvais créateur. Je suis devenu l’assistant du directeur artistique Marc Ascoli, avec qui je travaillais sur les campagnes publicitaires de grandes marques comme Calvin Klein, Chloé, Ungaro. Je m’occupais aussi un peu d’organiser les défilés de la créatrice Martine Sitbon, qui partageait nos locaux. On m’a ensuite présenté au créateur américain Adam Kimmel. Il m’a demandé de devenir son attaché de presse. Je n’avais jamais fait ça de ma vie. J’ai simplement saisi les opportunités qui se sont présentées à moi.

Comment avez-vous bâti l’écurie Lucien Pagès?

J’ai commencé par représenter les gens autour de moi, des copains créatifs très doués qui lançaient leur marque: Vincent Darré, Olympia Le-Tan, Yaz Bukey, Elie Top, Charlotte Chesnais ou Christelle Kocher pour en citer quelques-uns. Ensuite, des inconnus sont arrivés sur ma route. L’une des premières clientes à ne pas faire partie de mon entourage, c’était Sacai, que nous avons aidée à faire connaître en dehors du Japon. Nous avons grandi ensemble.

Que recherchez-vous chez un créateur?

J’ai toujours gardé le même positionnement: offrir mes services à des gens dont j’aime le travail, en qui je vois un potentiel, et ne pas laisser les considérations financières dicter mes choix. Ça a créé une liste un peu rigolote et très créative. J’aime les gens inventifs à forte personnalité, ce qui me donne parfois l’impression d’être un agent d’acteurs.

Ce que vous préférez dans votre métier?

Travailler sur des projets un peu dingues, comme cette collaboration avec colette. Utiliser sa matière grise pour sortir des sentiers battus.

Ce que vous détestez le plus?

Harceler un journaliste pour qu’il écrive une page. Eh oui, ça peut arriver! (Rires.) Mais cela fait partie de notre travail, il ne faut jamais avoir peur de demander.

«Les vacances de Lulu», jusqu'au 2 septembre, chez colette, rue Saint-Honoré 213, 75001 Paris.

Pour les vacances de Lulu, Peter Philips - le Directeur de la Création et de l’Image du maquillage de la Maison Dior - a imaginé un film mettant en scène ses muses, parmi lesquelles  Bella Hadid, Aymeline Valade, Ruth Bell ou encore Yazbukey. Le script est signé par la journaliste de mode Sophie Fontanel (réalisation Studio L’Étiquette).


 Cinq commandements de l’attaché de presse


«Dress code»

«Il faut être soi-même et ne pas essayer d’avoir l’air cool à tout prix. Pendant les défilés, j’essaie de porter les vêtements des créateurs que nous représentons, c’est une marque de respect.»

Cocktails

«Il faut bien sûr être présent aux cocktails que l’on organise, ainsi qu’à ceux de nos grands partenaires. Pour le reste, je ne suis pas sûr que l’on rencontre vraiment les gens dans les mondanités.»

Cadeaux aux journalistes

«J’aime remercier les gens avec un mot ou un bouquet, c’est une question de politesse. Les cadeaux doivent, eux, rester exceptionnels. Il m’arrive de passer dans un magasin et de voir quelque chose qui pourrait plaire à un ou une journaliste. Je ne choisis pas forcément les marques que je représente. Tout ne doit pas devenir du marketing.»

Sommeil

«Je dors beaucoup. En semaine, je me couche à 23h30, réveil à 8h. J’ai déjà au moins cinquante e-mails arrivés pendant la nuit. Le matin, je communique avec le Japon, la journée avec Paris, et le soir avec New York jusqu’à tard.»

Détox digitale

«C’est un projet 2017. Je suis sans cesse scotché à mon téléphone et ça en devient dangereux. Même en vacances, cela ne s’arrête jamais. Bon, je ne me baigne pas avec mon smartphone tout de même.»