A Milan, la mode et les mutants
Défilé
Savants fous, Années folles et grandes élégances: les défilés femme automne-hiver 2018-2019 habillent le présent en allant du passé vers le futur

Et si la mode était un processus chirurgical? Et si pour produire de la beauté, le couturier maîtrisait l’art du bistouri mais en moins radicalement définitif? A la Fashion Week de Milan qui s’achève ce lundi, Gucci présentait mercredi sa nouvelle collection dans l’ambiance aseptisée d’un bloc opératoire avec, tout autour, des chaises de salle d’attente pour y asseoir ses invités. Histoire de bien annoncer la couleur, la collection s’intitule Cyborg. Pour Alessandro Michele, directeur artistique de la marque, elle est une métaphore de la création qui tranche, recoud, reconstruit pour inventer de nouvelles personnalités.
«Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme»
Gucci en 2018-2019 ce sera des pulls boa avec d’énormes badges qui scintillent brodés dessus, des grosses baskets frappées du logo Gucci écrit dans la même typo que celle de l’éditeur de jeu vidéo japonais Sega, des extravagances traditionnelles de princesse kirghize et des lunettes cat's eyes qui font ronronner les fifties. Voilà un show frankensteinien dans lequel on peut aussi voir la preuve que la mode, comme les savants fous, déterre souvent ses idées dans les cimetières.
«Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme», écrivait Antoine Lavoisier, cinq ans avant que la guillotine de la Révolution française ne le coupe en deux. De leur tête, certains mannequins qui défilent pour la marque italienne en portent d’ailleurs une réplique parfaite sous le bras. Atmosphère bizarre, vu que c’est l’endroit du corps réservé aux pochettes et aux sacs à main. Tandis que d’autres pressent contre leur ventre des bébés dragons plus vrais que nature. Pas ceux de Game of Thrones, mais de The legend of the baby dragon in the jar, roman anglais qui raconte l’histoire d’un écrivain découvrant l’un de ces lézards volants dans son garage. Lorsque la mode ne sait plus à quel saint se vouer, elle sème dans le champ de la pop culture et attend de voir ce qui va pousser.
Vortex éblouissant
Jeremy Scott a fait de cette méthode sa spécialité. Pour le styliste de Kansas City qui dirige le studio de Moschino depuis bientôt cinq ans, la vie est un dessin animé où Bob l’éponge est une star fashion, un théâtre hystérique où les paquets de frites de McDo se portent en bandoulière et les fringues pompent leur inspiration dans le packaging supercoloré des boîtes de bonbons. Sauf que là, non. Le vilain petit canard de la mode, celui qui force les critiques à se pincer très fort le nez rien qu’à l’évocation de son nom, a visiblement mis la pédale douce. La saison automne-hiver 2018-2019, c’est le grand calme après l’orgie. A la place de ses délires consuméristes et de ses créations qui font penser à des œuvres de Jeff Koons, le designer rétropédale dans la culture SF des années 1960 et se réfugie dans un épisode de Star Trek.
Les modèles qui défilent ressemblent à des mix entre Barbarella et Jackie Kennedy multipliées par Andy Warhol. Certaines ont même changé de couleur de peau. Elles sont vertes, bleues ou jaunes et traversent une sorte de vortex éblouissant dans leurs combinaisons parfois unies, parfois recouvertes de matières brillantes. Moschino annonce ainsi des lendemains aliens, à la marge entre Avatar et l’équipage virtuel du Callister, le vaisseau de la dernière saison de la série dystopique Black Mirror. Et ça met le kitsch rigolo au niveau d’un futur un poil inquiétant.
Hyperélégance
L’avenir en regardant vers le passé. Au show Max Mara, c’est la voix de Sinead O’Connor qui ouvre le bal. Une reprise de You Do Something to Me composée par Cole Porter en 1929 susurrée par la chanteuse irlandaise pendant que la collection démarre avec des manteaux (la marque de fabrique de la maison) et des imprimés léopard comme on en voit que dans la savane. Le credo 2018-2019 du créateur d’Emilie-Romagne? Reprendre toutes les Années folles (des garçonnes jusqu’au punk) pour raconter la femme puissante. Laquelle s’habille désormais comme elle veut, enfile une jupe sur un pantalon si ça lui chante, pique les bretelles dans le dressing des hommes, porte un bomber en cuir ou l’un de ces longs trenchs en pilou de poil de chameau. «Le classique ne doit pas nécessairement être conservateur, explique-t-on chez Max Mara, spécialement lorsqu’il est servi avec une posture féline, un soupçon d’esprit gothique et un grand splash de glamour.»
Le glamour rock’n’roll, c’est moins l’affaire de Fendi qui cultive davantage l’hyperélégance italienne. La maison romaine reste bourgeoise, mais sait s’adapter à l’air du temps. C’est très beau, très cuir, très Prince de Galles, très frangé et très monogrammé avec une palette de couleurs qui va de l’ivoire au rose en passant par le bleu navy et le vert mousse.
Mais c’est peut-être Prada qui noue la gerbe entre les délires de Gucci et Moschino et les audaces sages de Max Mara et de Fendi. L’hiver prochain sera à la fois léger et caparaçonné, à la fois en soie à fleurs imprimées et en manteau de cuir fluo complètement oversize. Un mélange étonnant qui met sur une même ligne la grâce des soirées fraîches et la rigueur de la montagne, voire de l’Antarctique. En musique, cette manière de coller deux morceaux qui n’ont rien à voir pour en faire un troisième tout à fait écoutable s’appelle un mash-up. Pendant le défilé de la maison milanaise, la bande-son tentait l’union du Heart of Glass de Blondie et de l’intro en boucle du Slave to Love de Bryan Ferry. Deux manières de souffrir d’amour. Et ça marchait très bien.