Il fut un temps où l’élégance masculine rimait avec costume trois pièces, cravate et mouchoir en soie. Un temps où la chemise blanche différenciait l’homme du gamin et où la belle chaussure en cuir symbolisait le raffinement et la réussite. Ce temps, chers lecteurs, est révolu. Dans une société de l’hyper-communication et de l’hyper-mobilité, le kit t-shirt-jean-baskets règne presque sans partage sur les garde-robes. En 2018, plus question de s’habiller pour les grandes occasions. Plus de nœud pap pour aller au restaurant, plus de costard pour aller chez votre belle-mère, même plus de mocassins pour aller en boîte de nuit. En ce début de XXIe siècle, le confort semble avoir pris le pas sur la bienséance et l’anonymat sur l’extravagance. Pour vivre heureux, fondons-nous dans la masse.

Vêtement refuge

Pendant la Fashion Week homme de Paris, qui annonçait mi-janvier les tendances pour l’automne-hiver prochain, ce style «low profile» était partout. En premier lieu chez Vetements, la griffe dite anticonformiste qui mixe références underground et basiques à 800 euros pièce. Un collectif de six lascars qui tape sur le système de la mode pour mieux s’y imposer. Et ça marche. Au point de faire se déplacer – un vendredi soir sous la pluie – une horde de journalistes et d’acheteurs au marché aux puces de Saint-Ouen. Soit le bout du monde pour un marathonien de défilés.

Les mannequins, des amis de la marque, étaient des gens «normaux» accoutrés de vêtements savamment vieillis: pulls à capuche oversize, blazers à épaules démesurées, robes de paysannes russes, casquettes de baseball ponctuées de foulards fleuris ou treillis ornés de logos vintage. Et comment oublier ces énormes baskets à plateforme, effrayant remix de la Buffalo des années 90? Inspiré par la banalité du quotidien, ce luxe ironico-trash fera sûrement le miel des anarchistes de salon. Douloureux mais énergisant.

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Ce qui frappe, chez Vetements, dont le studio est aujourd’hui domicilié à Zurich, c’est cet art du camouflage. Comme un besoin de crier sa différence tout en se dissimulant derrière un vêtement refuge et passe-partout. Même sensation chez Etudes, autre collectif au vocabulaire plus cérébral. Dans un bâtiment de style brutaliste, on a vu passer des cagoules noires ou orange criard, des parkas à la retenue japonisante, des pantalons à pince portés avec des chaussures de marche et des cordages et mousquetons d’alpiniste en guise de ceintures. C’était McGyver version tailoring, un uniforme intemporel pour aventurier du réel. Avec toujours cette envie de transcender la notion de genre, puisque les filles s’habillent ici comme les garçons.

Dans une veine semblable, on retiendra la collection d’AVOC, qui a reçu en 2017 le très convoité prix de la création de l’Andam (Association nationale pour le développement des arts de la mode), en France. Depuis ses débuts en 2013, le duo Laura Do/Bastien Laurent inscrit la décontraction street dans un minimalisme rigoureux.

Un vestiaire urbain qui ne joue pas la nostalgie, contrairement à la Japonaise Masanori Morikawa et sa griffe Christian Dada. L’élégance de la jeunesse contemporaine et globalisée convoque ici l’esprit New Wave ainsi que David Lynch à coups de slogans Blue Velvet – l’un des films iconiques du réalisateur américain – imprimés sur les vêtements. Comble de la nosta? Une collaboration avec Kappa, iconique équipementier italien dans les années 80 et 90.

Simples et humbles

Du streetwear au workwear, il n’y a qu’un pas que franchit avec brio la maison Lemaire. Le workwear? Ce sont les traditionnels vêtements de travail conçus dès la révolution industrielle pour protéger ouvriers et autres militaires: jean, t-shirt, chino, caban, trench-coat, etc. Pensés pour être solides et confortables, leurs coupes simples et humbles font fantasmer les designers qui, comme Sarah-Linh Tran et Christophe Lemaire, militent pour une mode pratique, réaliste et durable.

Cette saison, le duo créatif réaffirme donc son esthétique érotico-janséniste pour séducteurs de convictions: généreux manteaux en laine bouclée, pantalons parfaitement proportionnés en twill de coton ou hypnotisantes chemises en soie à motif cachemire. Çà et là, un rose pétant bouscule la partition chromatique très blanc-brun-gris. Aussi surprenant que les distorsions sonores des Silver Apples, pionniers méconnus de la musique électronique. Etincelant, même sans paillettes.

A l’instar de Lemaire, Hermès tire son élégance d’une sincérité sans faille. Comprenez que la grande maison française ne joue jamais d’effets faciles ou racoleurs. L’émotion qui se dégage des vêtements est authentique, au sens où elle traduit la justesse d’une coupe, la profondeur d’une couleur, la poésie d’un tombé. Dans la cour de l’hôtel de l’Artillerie, ancien noviciat des dominicains, le luxe décontracté de la créatrice Véronique Nichanian avait cette saison un parfum de bohème: manteaux en mouton bouclé, pulls en laine vert chrome ou bleu royal à motifs alpins ou encore pantalons en laine et cachemire aux volumes généreux. Des parkas et blousons en veau patiné, agneau gomme ou crocodile rappelaient, eux, le savoir-faire de la maison en la matière.

Bref, une garde-robe pour homme pressé et qui ne ressent pas le besoin d’affirmer sa virilité à tout bout de champ. Le genre d’animal décomplexé que l’on trouve aussi chez Dries Van Noten. Pour l’hiver prochain, le maître flamand de la mode signe un délicat «mix and match» de rayures et de carreaux écossais et, en guise de final, de magnifiques caftans en soie multicolores à imprimés marbrés.

Capter les «millennials»

Chez Louis Vuitton, on fait moins dans la soie que dans le monogramme. A la tête de la direction artistique des collections homme de Louis Vuitton depuis 2011, Kim Jones vient de tirer sa révérence. Pour l’automne-hiver 2016-2017, le Britannique avait eu le génie d’inviter la marque new-yorkaise de streetwear Supreme à collaborer avec le maroquinier de luxe, premier mariage du genre dans l’histoire de la mode.

Enorme succès commercial, l’opération a surtout permis à LV de gagner ses galons «street» auprès d’une jeunesse biberonnée aux logos. Pour sa dernière collection, Jones a frappé fort avec une armée d’explorateurs moulés dans des vêtements seconde peau à imprimés minéraux et, surtout, Kate Moss et Naomi Campbell en invitées stars.

Comme Vuitton, Dior Homme, malgré ses costumes à la coupe impeccable, cherche visiblement à capter les fameux millennials. Sinon, comment expliquer ces gros logos «Christian Dior 1947» ornés de motifs tribaux dignes d’un tatouage des années 1990? Il y a aussi ces jeans fort bien coupés évoquant la culture skate.

La vraie force de Dior Homme tient cette saison dans les superpositions de t-shirts, polos et autres sous-pulls. Ils répondent à ce besoin généralisé de customisation. Cette envie de jouer avec le vêtement pour le façonner à sa propre image. En 2018, n’est-ce pas cela, la vraie élégance?