La mode ou l’éternel retour
Époque
Industrie chargée de produire de l’inédit, la mode ne cesse de plonger dans son passé pour se réinventer. L’héritage serait-il devenu la prison dorée des créateurs?

«C’était mieux avant.» Il est fréquent d’entendre ces propos dans le milieu de la mode. Dans le palmarès des regrets, on trouve en bonne place le génie Yves Saint Laurent, les shows hollywoodiens de Thierry Mugler, les poses des mannequins chez Claude Montana ou encore le faste des années McQueen. La nostalgie anime le monde de la mode, nostalgie d’une époque que certains n’ont – étrangement – pas connue. En novembre 2017, l’annonce de la disparition d’Azzedine Alaïa a eu l’effet d’un coup de tonnerre. Les témoignages ont afflué. On déplorait le départ du «dernier des couturiers», qui sonnait ainsi le glas d’un métier. Celui du couturier auteur, chercheur, sachant tracer un patron, dessiner à même la toile les formes et les volumes, couper et coudre. La mode s’est déclarée orpheline. Le compagnon d’Alaïa, le peintre Christoph von Weyhe, et sa grande amie l’éditrice Carla Sozzani veillent désormais sur les créations du maître.
Lire aussi: Mode homme: le crépuscule des élégants?
«Rien de nouveau», entend-on aussi. La semaine prochaine, la Fashion Week parisienne accueillera une revenante: la maison Poiret. Plus de 80 ans après sa fermeture, la marque créée par Paul Poiret – le grand libérateur du corset – renaît de ses cendres sous la direction artistique de Yiqing Yin. Alors que l’ombre de Gabrielle plane toujours sur la maison Chanel et que Dior vient de célébrer ses 70 ans de création avec une immense rétrospective au Musée des arts décoratifs de Paris, Donatella Versace s’est pour la première fois plongée dans les archives de la marque pour rendre hommage à son frère Gianni, fondateur du label assassiné il y a 20 ans. Résultat: une série de pièces et d’imprimés emblématiques des années 1990 rééditée pour l’occasion. Voilà tout le paradoxe de la mode: jongler sans cesse entre un passé qui rassure et un présent porteur de nouveauté.
L’avenir appartient au passé
Jogging en velours siglé Juicy Couture, sweat-shirt Fiorucci impression têtes d’ange, Horse Hair Bag (sac crin de cheval) Helmut Lang ou robe époque Cristobal chez Balenciaga: plus besoin de chercher ces pièces sur eBay ou Vestiaire Collective, les marques se chargent de rééditer leurs archives. Si la mode 2018 ne manque pas à l’appel du revival, ces emprunts au passé sont loin d’être un phénomène nouveau. Ils font même partie intégrante du fonctionnement de la mode.
Quand on dit que tout a été fait, la nouveauté arrive
«Toute l’histoire de la mode et du costume peut être analysée à travers le mouvement rétro, indique Florence Müller, conservatrice des arts du textile et de la mode au Musée d’art de Denver. Ainsi, la crinoline du XIXe siècle est une façon de revisiter la robe à panier du XVIIIe. Autour de 1900, on a assisté au retour en grâce de la dentelle ancienne: on a ouvert les placards dans lesquels étaient précieusement conservées ces dentelles de famille, parfois depuis la Renaissance – un patrimoine qu’on se transmettait de génération en génération car très coûteux – et on s’est mis à les intégrer dans des robes contemporaines», poursuit l’historienne.
«Un autre exemple, mal connu et d’autant plus frappant: la robe trapèze des années 60 portée avec des chaussures plates, le symbole même de la modernité à l’époque, est inspirée des robes des années 20, qui faisaient penser à des chemises, sans pince, taillées dans des rectangles qui tombaient loin du corps. Rien d’étonnant, car dans les années 20, il y a un moment de libération des femmes très soutenu qu’on retrouve dans les années 60.» L’historienne, co-commissaire de l’exposition Dior au Musée des arts décoratifs de Paris, cite le couturier en exemple: «La mode de Christian Dior puise aussi bien dans la Belle Epoque ou le Second Empire que dans le XVIIIe siècle, tout cela se croise et se mélange. Tout le «New Look» [du nom donné par une journaliste à la première collection haute couture de Dior] est rétro, terme d’ailleurs déjà utilisé par la presse à l’époque.»
Lire aussi: La couture, sport hautement politique
L’autocitation, une tendance partagée
Ce qui apparaît comme nouveau est l’autocitation des créateurs et des marques. «Le vocabulaire de la mode étant désormais particulièrement sophistiqué, la mode s’autoréférence de façon régulière», indique Pamela Golbin, conservatrice générale mode et textile au Musée des arts décoratifs. «L’autocitation est très emblématique de notre époque. Gabrielle Chanel ne se citait pas elle-même! Les maisons de mode et les créateurs indépendants conservent désormais leurs archives: cela montre qu’il y a une forte volonté de garder le lien avec le passé. Demna Gvasalia [directeur artistique de Balenciaga] s’autocite régulièrement sur le modèle de Martin Margiela. Dans les années 1990, au bout de dix collections, ce dernier a réalisé une collection entièrement grise composée uniquement de pièces déjà éditées», détaille Florence Müller, faisant référence aux vêtements printemps-été 1994 du designer belge. Une manière pour Margiela de résister à l’incessant besoin de nouveauté du système mode. A l’heure où le recyclage des références et la résurgence des modes passées est de plus en plus rapide, sa démarche n’en paraît que plus visionnaire.
Encouragée par les évolutions industrielles et technologiques, l’autocitation est-elle pour autant inévitable? Et comment innover quand on n’a que quelques mois, quelques semaines pour créer une collection? «Les cycles de la mode sont plus rapides aujourd’hui qu’hier, mais il y a une chose qui ne change pas: c’est l’humain, malgré les smartphones et les réseaux sociaux. Les créateurs ne peuvent pas changer la silhouette chaque saison», développe Pamela Golbin. Et quoi qu’il en soit, il apparaît aujourd’hui difficile de dater une silhouette: «Du point de vue des proportions, la structure du vêtement, la longueur d’une jupe ou l’emplacement d’une taille ne sont plus des critères de datation», explique Florence Müller.
La filiation au cœur du système mode
Partant du principe que tout a été vu et exploré, la jeune marque Nïuku pratique le recyclage des vêtements et la retaille; elle connaît un important succès au Japon, où il existe une forte admiration pour la culture du vintage, en particulier auprès de la jeune génération. «Globalement, dans les écoles de mode, je remarque une augmentation des achats de fripes à partir desquelles les étudiants remodèlent les formes», explique Jayne Estève-Curé, professeure à l’Institut français de la mode et à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs.
Par ailleurs, l’accès à l’information s’est démultiplié. Tumblr, Pinterest, Instagram diffusent pléthore d’archives de la mode. Certains comptes en ont même fait leur spécialité, on les surnomme les «encyclopédies du passé». «Ces outils font partie du quotidien des jeunes créateurs, ils y puisent l’inspiration naturellement. Mais pour limiter les risques de redite, je leur demande de ne pas mettre de références vestimentaires dans leur moodboard mais d’aller plutôt chercher du côté de l’architecture, du design, de la danse, etc.», détaille la professeure. Le système de la mode repose sur l’idée même de filiation. «La transmission du métier se fait via des stages durant lesquels les designers transmettent un regard, un style. On enseigne l’histoire de la mode aux étudiants. Il faut de l’expérience pour ensuite pouvoir s’en détacher, comme Picasso maîtrisait parfaitement la peinture figurative avant de se diriger vers le cubisme», poursuit Jayne Estève-Curé.
L’injonction de la nouveauté
«A chaque fois que l’on dit que tout a été fait, c’est là que la nouveauté arrive. Parce que par définition, on ne sait pas quand elle va arriver», lance Pamela Golbin. Et si finalement ce critère de nouveauté – érigé en étalon de mesure des collections – n’était pas si déterminant? C’est l’avis de Virgil Abloh. Intitulée «Nothing New», sa collection pour Off-White automne-hiver 2017-2018 était une réponse à la critique du designer belge Raf Simons. Dans une interview accordée au magazine anglais GQ l’an passé, ce dernier regrettait l’absence d’inédit chez Off-White. L’intéressé lui a répondu dans le dernier numéro du magazine spécialisé Vestoj: «La nouveauté est une farce pour moi. Je ne prétends pas inventer quelque chose qui n’a jamais été vu auparavant. Mon travail existe parce que je suis inspiré par le travail des autres. Je m’inspire du travail de Raf Simons […] Dans la mode, il est encore courant de prétendre n’avoir jamais fait référence au travail d’un autre, en cachant nos sources d’inspiration pour que les gens pensent que tout vient de vous.»
Mon travail existe parce que je suis inspiré par celui des autres
L’ADN de marque, carcan de la création?
La transmission est l’une des caractéristiques majeures du luxe français. Chanel et Dior, en tête, multiplient les références à leur patrimoine. Le passé est synonyme de légitimité et de profondeur: c’est un capital symbolique que l’on cultive. L’usage du terme ADN pour désigner le patrimoine des marques est d’ailleurs révélateur de cet esprit d’héritage. Pour expliquer leur processus créatif, nombreux sont les designers à parler de digression à partir d’un capital. «Les codes Leonard sont les motifs de fleurs (l’orchidée), le jersey de soie, le rose fuchsia, les palettes de couleurs extrêmement saturées, le travail du flou et des drapés… Nous avons la chance d’avoir dans nos archives plus de 5000 dessins. Mais je ne travaille pas tous ces codes en même temps, et je les décale fréquemment. Je recherche les frontières de chacun pour les explorer, les «exploser» en leur donnant une dimension supplémentaire. Moderniser ces codes ADN passe nécessairement par des mutations «transgéniques», par des hybridations, des greffes, de nouvelles boutures!» explique Christine Phung, directrice artistique de la maison Leonard, fondée en 1958.
Lire également: A Milan, la mode et les mutants
Signes anecdotiques
En avril prochain, cela fera trois ans que Bertrand Guyon est le directeur du style de Schiaparelli. Il s’autorise peu à peu à se détacher de l’héritage de la maison, qui comprend notamment des références au surréalisme, des cœurs fléchés, des cadenas et des homards. On retrouve ces éléments dans les collections du créateur, mais avec parcimonie. «Nous avons très peu d’archives – quelques fac-similés et des sorties presse, une dizaine de créations et des échantillons de broderies conservés chez Lesage – ce qui me donne une certaine liberté; en tout cas j’essaie de m’accorder cette liberté, je préfère imaginer les créations de Schiaparelli plutôt que de me plonger sans cesse dans des archives», confie Bertrand Guyon. Sa dernière collection haute couture printemps-été 2018 ne contient ni homard, ni référence au surréalisme. «A mon sens, on ne peut pas vraiment parler de codes dans l’œuvre de Schiaparelli. Nous vivons dans une obsession des signes, mais la présence du homard, par exemple, dans les créations de l’artiste est plutôt anecdotique. Le homard est apparu une fois sur une robe réalisée en collaboration avec Salvador Dalí en 1937, puis il est réutilisé une ou deux fois. Ces références sont des outils de communication mais pour un designer, c’est très limitatif!», ajoute-t-il.
Une rébellion contre l’héritage est-elle possible? Quand Hedi Slimane est arrivé chez Saint Laurent, on l’a accusé d’en «casser l’héritage» et de «tuer le père», tandis qu'Alessandro Michele a totalement réinventé Gucci. Tous deux ont réaffirmé la liberté du créateur. Fraîchement nommé directeur artistique de Céline, que fera Hedi Slimane de cette marque dont il a demandé un contrôle complet?