Architecture
De simples espaces d’exposition, les musées sont devenus des lieux d’échange où l’art est parfois relégué au second plan. Mais comment pense-t-on un tel édifice prévu pour durer, mais également conçu pour évoluer dans une société où les goûts et les besoins changent très vite?

Soudain, Lausanne s’est sentie plus grande. Voire ambitieuse devant son potentiel de régater face aux grands lieux culturels suisses et internationaux. Un week-end portes ouvertes au mois d’avril dernier aura suffi à gommer son image de ville provinciale au carrefour de l’Europe pour assumer son nouveau statut de pôle culturel et artistique d’envergure. Si Lausanne bombe le torse, c’est grâce à son nouveau Musée cantonal des beaux-arts, fruit du bureau d’architectes barcelonais Barozzi-Veiga. D’ailleurs, les 21 000 visiteurs venus découvrir en primeur ce paquebot de briques grises avant son ouverture officielle le 5 octobre prochain se sont sentis tout petits face à l’immensité de l’architecture. Petits, mais babas.
Le Musée cantonal est une œuvre d’art en soi qui s’admire autant qu’une sculpture. Il tient la vedette alors qu’il n’a pour l’heure rien à montrer. Avant, les collections étaient au centre de tout. Elles sont désormais reléguées au second plan. Ce changement de perspective en traduit un autre. Les musées évoluent pour embrasser l’époque. Il ne s’agit plus uniquement d’acquérir des œuvres, de les protéger, de les montrer. Les musées sont devenus des lieux de vie qui favorisent la circulation, l’échange. Ce sont des espaces publics où les amateurs d’art, les étudiants, les start-up comme les simples promeneurs cohabitent.
Espace d’expression
Un musée définit aujourd’hui l’identité d’un quartier, d’une ville, voire d’un pays, comme au Qatar le Musée national dessiné par Jean Nouvel. Il les stimule et dialogue avec eux. Comment l’architecture traduit-elle ces nouvelles missions? Comment pense-t-on un musée en 2019 pour qu’il perdure dans le temps tout en s’adaptant aux évolutions inéluctables de la société? Enfin, comment flexibiliser un lieu culturel pour le rendre modulable aux diverses formes d’expression artistiques et scénographiques? Celles que l’on connaît, et celles à venir.
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Les Bâlois Herzog & de Meuron ont été les premiers à y répondre. A Londres, les deux Suisses sont derrière l’agrandissement, en 2016, de la Tate Modern. Une mue qui devait répondre aux nouvelles missions du musée; en faire le lieu de l’échange collectif. Jacques Herzog et Pierre de Meuron ont donc réalisé le Tate Exchange. Cet immense espace au cœur du musée est un lieu où l’on peut s’asseoir par terre, pique-niquer et débattre sur des sujets sociétaux. La Tate n’est plus seulement un musée. C’est un lieu d’expression où l’expérience individuelle n’a plus lieu d’être.
La leçon de Beaubourg
D’une certaine manière, ils ont répliqué ce que l’architecte milanais Renzo Piano avait mis en route dans les années 1970 avec le Centre Pompidou. Cette «verrue d’avant-garde» avec ses escaliers électriques, ses passerelles métalliques et ses canalisations apparentes. Un «fourre-tout culturel» où les arts plastiques voisinent avec les livres, le design, la musique et le cinéma. L’époque est dure avec Beaubourg. Mais en révélant au grand jour ce qui traditionnellement reste caché, Renzo Piano a transformé le lieu en centre culturel hétéroclite. Le Centre Pompidou inspire d’autres musées. Le virage sociétal est amorcé.
A Lausanne, le bureau d’architectes espagnol Barozzi-Veiga a dû répondre aux mêmes impératifs. «Les dimensions artistique et sociale sont indispensables dans un projet muséal, commente Fabrizio Barozzi. Un musée, c’est un bâtiment public au service de l’art. Il a une responsabilité dans la ville en créant de la vie publique, de la vie collective. Le défi majeur était de traduire architecturalement ces deux dimensions tout en offrant au bâtiment la capacité de perdurer dans le temps.» Ces contraintes se matérialisent dans l’épure de la brique. Ce choix confère de la solidité à l’ensemble et l’ancre dans son environnement. Il souligne surtout la volonté de ne pas étiqueter trop tôt un lieu qui va nécessairement évoluer.
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Monumentalité sobre
L’ère des «musées-logos», avec leur grandiloquence architecturale, est révolue. L’époque est à la sobriété. «Le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, comme d’autres projets récents, sont les reflets d’un certain panorama culturel et sociétal qui permet à l’architecture de revenir à des choses fondamentales, explique Fabrizio Barozzi. Il ne faut plus de gestes inutiles. Surtout pas de spectacle et de gigantisme.» A l’instar de Coire, où le bureau Barozzi-Veiga a réalisé l’annexe du Musée des beaux-arts. «Dans ce projet inauguré en 2016, il y avait la volonté de condenser le musée, de le comprimer pour lui trouver la meilleure insertion possible dans la ville afin de créer un espace public qui résonne avec le contexte urbain.» L’extension n’en reste pas moins spectaculaire.
Selon Bruno Marchand, professeur d’architecture à l’EPFL, la «monumentalité sobre est propre à l’architecture contemporaine. Cette monumentalisation, elle se construit uniquement par la forme et le traitement abstrait de la forme. Je trouve cette tendance très intéressante. Un musée reste un bâtiment institutionnel, mais par sa monumentalité «sobre» et abstraite, il dialogue avec la société.» Bruno Marchand analyse les mutations en cours avec plaisir. «Plusieurs phénomènes sont en marche. Le premier a été entrepris par Frank Gehry et le Musée Guggenheim à Bilbao. Cette ville était en perdition, mais elle a compris qu’une architecture extraordinaire est un vecteur promotionnel énorme. Ce succès a contribué au grand développement de l’architecture muséale. D’ailleurs, il n’y a jamais eu autant de projets qu’aujourd’hui.»
La conquête des pôles
L’autre phénomène, c’est l’externalisation. Les musées sont aujourd’hui des marques qui s’exportent. Bruno Marchand cite l’exemple du Louvre. Celui de Paris, celui de Lens, mais également le récent Louvre d’Abu Dhabi réalisé par l’architecte Jean Nouvel. «Le Louvre, musée iconique, met en jeu son propre nom en s’internationalisant. Cela crée beaucoup de dynamisme», souligne le professeur de l’EPFL. Mais une autre tendance prend le chemin inverse. Elle se niche dans la concentration. «La démultiplication des pôles muséaux, comme à Lausanne, dit beaucoup de la tendance architecturale actuelle. Il y a l’idée de pouvoir passer une journée entière dans un musée. Finalement, c’est le lieu, autant que le contenu, qui va permettre cette circulation. Et dans certains cas, l’architecture va même primer sur les collections.»
Si l’art est relégué au second plan, quelle place a-t-il? Dans les faits, elle est centrale. Au contraire du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, tous les projets d’architecture muséale sont des extensions de bâtiments existants. Il faut donc imaginer l’avenir en intégrant le passé. Créer des ponts architecturaux entre l’ancien et le présent qui permettent de nouvelles scénographies. «Il existe beaucoup de contradictions dans un projet muséal. Un musée aujourd’hui poursuit diverses missions: sociales, économiques, artistiques, touristiques, politiques. C’est un lieu de rencontres et d’échanges dont la responsabilité première est de veiller sur un énorme patrimoine culturel.»
S’adapter au changement
Christoph Felger est partenaire et directeur responsable au sein du bureau berlinois David Chipperfield Architects. Il a piloté l’extension du Kunsthaus de Zurich. «Le musée jouit d’une énorme collection d’art et de deux extensions. Nous avions le mandat de le rendre plus attractif, plus dynamique, en offrant des infrastructures adéquates, un restaurant, de nouveaux espaces de circulation», explique-t-il. Mais le plus grand défi se niche dans la mise en scène des œuvres d’art et le dialogue entre l’extension et son environnement urbain.
«Le Kunsthaus se situe au cœur d’un quartier très diversifié, explique Christoph Felger. Il est à deux pas du Schauspielhaus, de l’Ecole polytechnique de Zurich et de l’université. Nous voulions que l’art soit au cœur de cette mosaïque, que le musée soit un lieu de passage et de rencontres entre ces différents écosystèmes. Nous avons donc créé un tout nouveau parc qui est le point névralgique du quartier, et des passages directs par le musée pour connecter tous ces points. Sur le plan architectural, nous avons réalisé des espaces qui servent les objets d’art et les visiteurs. Ils ont du caractère, mais restent simples pour être modulables à d’autres formes d’exposition comme la vidéo, la sculpture ou la peinture. L’architecture doit s’adapter aux changements.»
Suisse, terre de musées
De Lausanne à Zurich, en passant par Coire et Bâle, les projets muséaux se démultiplient avec la même obsession architecturale: faire entrer l’air du temps. A Riehen, près de Bâle, Peter Zumthor va réaliser l’extension de la Fondation Beyeler. Au Brassus, dans le futur espace de démonstration horlogère d’Audemars Piguet, l’architecte danois Bjarke Ingels, fondateur de BIG (pour Bjarke Ingels Group), a imaginé une spirale de béton reposant sur des parois de verre qui s’ouvrent sur les paysages de la vallée de Joux. Aussi hétéroclites soient-ils, tous ces projets répondent à des contraintes économiques, écologiques, politiques et sociétales propres à l’époque. Tous placent la collectivité au cœur de la réflexion.
Retour à Lausanne où l’inauguration du Musée cantonal des beaux-arts marque la première étape du projet Plateforme 10. D’ici à 2021, le site à deux pas des voies CFF accueillera le nouveau Musée de l’Elysée consacré à la photographie, ainsi que le Mudac pour le domaine du design. Les deux bâtiments seront réalisés par le bureau d’architectes portugais Aires Mateus. A terme, 25 000 m² seront dédiés aux arts. Une nouvelle occasion de se réjouir pour Lausanne.
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Emanuel Christ: «Un musée doit raconter des histoires»
Ils cultivent le succès avec discrétion. Avec leur posture radicale, le duo d’architectes bâlois Emanuel Christ et Christoph Gantenbein est pourtant entré dans le club très sélect des grands noms du bâti suisse grâce à leur art de marier l’ancien avec le nouveau. Cette «patte» et ce parti pris se matérialisent dans l’extension du Musée national suisse à Zurich vernie en 2016. La même année, le bureau Christ & Gantenbein, fondé en 1998, sévit à Bâle dans la construction du nouveau bâtiment du Kunstmuseum. Suivront bientôt le Musée du chocolat de Lindt et le Musée Wallraf-Richartz à Cologne. Rencontre avec Emanuel Christ.
Les musées poursuivent aujourd’hui des missions très diverses. Comment définiriez-vous votre processus créatif?
Avant de parler forme, nous multiplions les récits. Nous nous racontons des histoires. Dans chacune d’elles, nous insufflons des éléments d’architecture. Puis nous confrontons nos scénarios à la réalité sociale et urbaine du lieu. Comment le bâtiment interagit-il avec un parc, un fleuve ou les habitants? Ces variantes sont alors toujours testées en maquette. Le scénario devient forme. L’autre dimension de notre approche, dans le cas des musées, est de nous intéresser à l’espace destiné à l’exposition d’objets d’art. Comment créer un lieu qui permette cette mise en scène? Zurich, pour prendre cet exemple, est un musée historique. La scénographie y joue donc un rôle primordial. Il s’agit de raconter des histoires en mettant en scène des objets pour mieux les contextualiser. Un musée historique, c’est un voyage dans le temps. Nous voulions traduire architecturalement cette temporalité en connectant l’ancien et le nouveau.
Comment concevoir une forme architecturale utile et durable en tenant compte des aspects économiques, écologiques, sociaux et formels?
C’est un pari sur l’avenir. Nous essayons toujours d’ancrer un bâtiment dans son lieu, parce que celui-ci va toujours exister et que l’architecture est faite pour durer. En même temps, notre société a pris l’habitude de raccourcir les cycles de vie. Je veux dire par là que les goûts, les modes de vie, les attentes changent plus rapidement et l’architecture participe à la construction de ces nouveaux styles de vie. Il faut donc cultiver une certaine neutralité, une certaine indépendance de la forme architecturale par rapport à l’usage. Cela se traduit dans l’architecture muséale par la conception d’espaces et d’infrastructures suffisamment ouverts afin de démultiplier les possibilités de présentation d’objets d’art. A Zurich, comme à Bâle, nous avons créé des espaces généreux, ouverts mais neutres afin de permettre toutes sortes de représentations artistiques. Cela nous ramène au gris, à la sobriété, à un certain langage élémentaire pour ne pas trop connoter le musée. Le gris est une couleur formidable. Le gris, c’est discret, noble. C’est toujours la couleur de l’arrière-plan dans la présentation des objets d’art.
L’extension du Musée national suisse de Zurich est simple, mais néanmoins imposantes avec ses larges fenêtres percées dans le béton. N’y a-t-il pas un paradoxe entre la monumentalité du lieu et sa sobriété?
A Zurich, le parti pris était de faire passer l’architecture au second plan, d’où sa sobriété. L’extension du Musée national suisse peut paraître monumentale avec ce béton brut. Mais cette matière suggère une architecture d’infrastructure qui se veut discrète et pérenne et qui permet au musée d’être un objet animé par la présence des autres. Un musée, ce n’est plus une expérience solitaire, mais un lieu public. Tout l’enjeu consiste à exprimer cette notion de public dans l’architecture. Nous avons donc conçu de grands espaces, un grand escalier et beaucoup de dispositifs pour favoriser la circulation, le mouvement et les rencontres. Nous voulions aller à l’encontre de la linéarité que l’on connaît dans les gares et les aéroports.