A se demander si la semaine de la mode ne serait pas, ni vu ni connu, en train de se transformer en festival de musique. Petit tour d’horizon. A Milan, après avoir fait poser la chanteuse et actrice française Soko et défiler Jehnny Beth, leader du groupe de rock Savages, Gucci vient d’annoncer que sa nouvelle égérie n’était autre que Harry Styles du boys band britannique One Direction. Côté New York, Rihanna prépare le prochain défilé de sa marque Fenty et orne la couverture du Vogue anglais. A Paris, Lacoste collabore avec le rappeur Moha La Squale; et à Londres, la chanteuse de R’n’B Jorja Smith est égérie Burberry.

Un mariage d’amour et de raison

A l’ère du vide, là où le selfie, le like et le nombre de followers règnent souverains, le luxe est en quête d’un supplément d’âme. Aux mannequins maigrichons et silencieux, il préfère les musiciens. Cette saison marque l’apogée de cette tendance, lancée il y plusieurs années par le rappeur et producteur Kanye West. L’artiste, aussi expérimental dans ses productions que dans ses tenues, s’est allié avec Adidas en 2015 pour lancer Yeezy, après plusieurs tentatives avortées de démarrer sa propre marque. Quant au rappeur A$AP Rocky, il est à l’affiche de Dior Homme, après avoir dédié une chanson entière à son amour de la sape, Fashion Killa.

Saison après saison, les exemples se multiplient: Travis Scott, Pusha T et The Weeknd sont à l’affiche de campagnes Alexander Wang; puis c’est au tour de Calvin Klein d’inviter les musiciens R’n’B, Solange Knowles (sœur de Beyoncé), la chanteuse américano-éthiopienne Kelela et Dev Haynes de Blood Orange à prendre la pose. Sur ces figures idolâtrées, le look prend soudain un rôle transcendantal: non plus une simple affaire d’apparence, mais une traduction stylistique de leur vision.

Rappeurs en tête

Pour souligner ce lien entre fond et forme, Virgil Abloh, à la tête de la création masculine de Louis Vuitton, fait défiler nombre de figures du rap américain dans son premier défilé. Pour l’ancien directeur artistique de Kanye West, également DJ à ses heures perdues, «le produit n’est qu’un seul aspect du storytelling du luxe». Avec Kid Cudi, Theophilus London ou ASAP Nast sur le podium, Rihanna ou Travis Scott au premier rang, c’est la promesse d’une communauté et d’un lifestyle à 360 degrés qu’il signe là. Abloh ravive ainsi un partage de valeurs entre le monde de l’audible et celui du visuel: les deux sont des vecteurs identitaires et communautaires, à la portée discrètement politique.

Rockeuses en costard

Quand, au tournant des années 2000, Ann Demeulemeester explore une féminité sombre en refusant tout carcan sexiste, elle se tourne vers son idole d’enfance, la rockeuse Patti Smith, qu’elle invitera par la suite à défiler pour elle. Les deux développent une admiration mutuelle et une grande amitié. Elles partagent une même vision de la création: «La liberté existe dans l’âme de ce que l’on crée. Ann lègue cet aspect intangible à celui ou celle qui porte ses tenues», explique Patti Smith, ayant elle-même choisi de ne plus jamais quitter un uniforme signé par la créatrice, bottillons noirs, chemise blanche et blazer.

Cette communauté de valeurs nourrit également la proximité entre Héloïse Letissier, plus connue sous le nom de Christine and The Queens, et Simon Porte, fondateur de la griffe Jacquemus. Quand ce dernier imagine un costume rose XXL quelque peu surréaliste pour le clip Paradis, il interroge la performance du genre avec ses outils.

Une philosophie partagée

La griffe parisienne Koché a choisi de faire défiler la nouvelle génération des rappeuses de France (Lala Ace, Moesha13) et des Etats-Unis (070 Shake) parce que «ce sont des corps rompus à la question de la représentation et qui ont un impact direct sur l’imaginaire de la collection», dit Julien Lacroix, directeur artistique des défilés.

AVOC, la jeune marque du Grand Paris, partage ses affinités avec l’élégant rappeur Ichon. Les deux revendiquent une identité fluide, qui passe sans souci de quartiers d’enfance à des vernissages mondains parisiens. En atteste une vidéo tournée dans une banlieue pavillonnaire. «La proximité avec un musicien est un vrai test pour un designer: on a envie de savoir ce qu’il a envie de mettre sur scène, pourquoi, comment il se sent, comment son public interprète ses choix de style», raconte Bastien Laurent, cofondateur de la marque.

Politiquement correct

«Ces amitiés ont déjà existé au fil de l’histoire, la différence est que leur capitalisation n’est plus un tabou», dit Pedro Winter, à la tête du label musical Ed Banger et qui inaugurait cet été l’exposition Music Machine aux Galeries Lafayette. Qu’il s’agisse de playlists, d’opéras contemporains où les musiciens et les danseurs remplacent les mannequins, de collaborations entre grandes marques et structures indépendantes, les artistes participants ne sont plus considérés comme des «vendus».

«Les réseaux sociaux ont changé la donne: Instagram a permis aux musiciens sans gros labels, parfois méconnus, de se faire remarquer de façon indépendante. Ce côté démocratique participe à une nouvelle visibilité et un retournement du pouvoir», dit Elisabeta Tudor, rédactrice en chef du magazine Modzik, dédié au croisement de la mode et de la musique. «La marque devient une sorte de mécène, qui permet de soutenir des courants plus engagés», dit-elle de ses couvertures, qui passent de la rappeuse alternative SZA au producteur de rap Myth Sizer, à la chanteuse parisienne Bonnie Banane.

Cette perte de frontière entre sous-cultures et grandes enseignes de la mode est particulièrement évidente chez Next Models. L’agence de mannequins qui représente parmi les plus grands tops a dorénavant une section dédiée aux musiciens, afin de pousser leurs collaborations avec la mode. En plus de figures connues, elle vient également de signer Kiddy Smile, artiste avant-gardiste de 1 m 96. On est loin des mensurations habituelles des modèles! Le performeur est aussi la figure de proue du voguing parisien, mouvement d’émancipation militant issu de la scène LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) noire américaine. Ce qui ne l’empêche pas d’être égérie ASOS, le géant de la mode en ligne, de collaborer avec Balmain ou Gaultier et de créer ainsi un discours et une visibilité à grande échelle.

Un espace de représentation multiple

«Le vêtement comme la musique m’ont permis d’explorer mon identité, de jouer avec les limites du genre, sans avoir à parler ni me donner un label», dit-il. Chez lui, comme nombre de musiciens minorés, le podium, la scène ou le dancefloor deviennent un espace utopique temporaire, une expérimentation coupée des règles sociétales quotidiennes – «un récit de soi, du monde qui nous entoure, de l’histoire en devenir», dixit Valerie Steele, directrice du Fashion Institute of Technology de New York. Précisément, ce qui manque à la culture Instagram vidée de fond et de contexte.

Si cette tendance a encouragé un nombre grandissant de musiciens à penser leur image, stylisme et communication, quelle place pour les musiciens moins connectés, moins intéressés par leur image? Pour Kiddy Smile, la mode a beau s’intéresser à des courants alternatifs, elle continue de privilégier ses représentants les plus photogéniques. «Quand le voguing a commencé à devenir à la mode (H&M, Dior, Balmain), les marques préféraient systématiquement faire le casting des danseurs les plus minces, les plus clairs – et donc les moins concernés par la volonté d’ouverture de ce mouvement.»

Côté musique, les artistes se frottent à une industrie snob, qui voit souvent ces collaborations d’un œil mitigé. «On risque à tout moment de devenir une «musicienne de mode»: plus on signe de contrats, plus on risque de ne plus être booké à des festivals sérieux», dit la DJette Piu Piu. Effectivement, Rita Ora, égérie Rimmel, Marks&Spencers, Adidas, Calvin Klein, DKNY, Cavalli, sans oublier Samsung ou Coca-Cola, apparaît plus au premier rang de défilés qu’à des line-up de concerts. Idem pour Pharrell Williams, dont l’on entend plus parler de ses collaborations à gogo avec Comme des Garçons, Timberland, Moynat que ses compositions. Le beurre et l’argent du beurre… ou la prédiction d’un futur sans œillère?


Les 5 grands flirts entre la mode et la musique

Les Sex Pistols et Vivienne Westwood

Fin des années 1970, alors que le Flower Power, son optimisme et ses pattes d’epf s’essoufflent, une créatrice avant-gardiste nommée Vivienne Westwood découvre une génération en colère, profondément opposée à l’Angleterre capitaliste de Margaret Thatcher. Avec son mari Malcolm McLaren, manager du groupe The Sex Pistols, elle ouvre la boutique Sex sur King’s Road à Londres. Là, elle imagine un vestiaire DYI (do it yourself) basé sur des valeurs revendicatrices et ancré dans la musique punk alors underground. DIY, slogans provocateurs, épingles à nourrice, récup chahutée et blousons laminés deviennent l’uniforme d’une jeunesse qui refuse tout carcan. Quant à Vivienne Westwood, dès lors surnommée «l’enfant terrible de la mode», elle ne cessera de fusionner musique, style et politique tout au long de sa carrière.

Madonna et Jean Paul Gaultier

Pour elle comme pour lui, le genre est un théâtre à déconstruire: lorsque Madonna Louise Ciccone se lance dans une carrière qui vise à chambouler la féminité classique, elle sait qu’il lui faudra incarner ce personnage jusqu’aux bouts des ongles. Ainsi, en 1990, lorsqu’elle se lance dans son Blond Ambition Tour, elle arbore un corset en soie, aux seins qui ressemblent autant à des obus qu’à des cornets de glace, le tout signé Jean Paul Gaultier. Une façon visuelle d’appuyer son message puisque sa tenue révèle l’absurdité des codes sexués, les détourne et les transforme en marque de puissance, de virilité quasi guerrière. Pour elle comme pour lui, ce n’est que le début d’une longue histoire de détournements et de pieds de nez à la société, à peine camouflés.

Aaliyah pour Tommy Hilfiger

Longtemps boudé – pour ne pas dire totalement discriminé — par les marques de luxe, le milieu du hip-hop voit un tournant lorsque Aaliyah devient l’égérie de Tommy Hilfiger. La chanteuse de R’n’B apporte une nouvelle visibilité à la communauté afro-américaine et jette des ponts entre la culture urbaine à laquelle elle appartient et l’industrie de la mode. Brassière, baggy, short masculin apparent, elle devient aussi l’icône d’un chic androgyne – qui vise à souligner son sérieux artistique et son refus de jouer les potiches. Aujourd’hui, Abra, FKA Twigs et une jeune génération de musiciennes se réclament autant des compositions que du style de l’artiste disparue en 2001.

Marilyn Manson et Courtney Love égéries Saint Laurent

Après avoir porté aux nues la britpop du tournant des années 2000 alors qu’il était à la tête de Dior Homme, Hedi Slimane poursuit sa passion musicale chez Saint Laurent. Pour la maison qu’il dirige de 2012 à 2016, il boude les tops classiques et préfère proposer à Marilyn Manson, Courtney Love (ancienne épouse de Kurt Cobain) ou Kim Gordon du groupe Sonic Youth d’incarner sa vision. Tous de noirs vêtus, ils se portent garants d’un style qui ne célèbre ni la beauté figée ni l’extrême jeunesse, mais une attitude, une culture et une appartenance. Et à l’heure d’une mode en accéléré et hyperconnectée, cette célébration de l’aspect intangible, presque magique de l’allure, se fait rare.

Pharrell Williams pour Chanel (et bien plus encore)

Dès ses débuts dans les années 2000 au micro des groupes The Neptunes ou N.E.R.D., Pharrell Williams se passionne pour la mode et l’impact du style. Il cofonde les labels Billionaire Boys Club et Ice Cream Footwear, et se fait remarquer pour un chic brouillant les frontières entre les sous-cultures: hoodies et casquettes hip-hop, jeans droits, baskets Vans, il remixe cultures rap, skate, rock. Aujourd’hui, il est égérie Chanel et accumule les collaborations prestigieuses (Comme des Garçons, La Durée, Moynat) – si bien que la boutique parisienne Colette lui a dédié plusieurs partenariats et expositions en l’honneur de sa vision transversale.