A l’intérieur du Palais de Beaulieu, il virevolte comme libéré de la force d’attraction terrestre. Il observe les camions qui déchargent les rangs de projecteurs, vous explique le décor d’Une chambre en Inde en train de se monter. Il vous montre l’endroit où le public pourra deviner, à travers un rideau de soie, les comédiens qui se maquilleront, assis sur des tapis indiens. Omar Porras est un astronaute et le théâtre sa galaxie.

Mais contrairement au Major Tom de Bowie qui observe le monde, en perdition depuis l’espace, lui vit le monde, cherche à le comprendre. Ce qui n’est pas toujours facile. Il a donc choisi la scène pour essayer de mieux le cerner et tenter de le réparer. «C’est aussi pour cela que j’ai fait venir Ariane Mnouchkine et sa pièce en Suisse romande. Je veux montrer par ce geste à quel point nous avons besoin de collectif et à quel point nous devons construire ensemble notre société. Le théâtre reste un des rares lieux qui rendent possible cette communion, avec amour.»

Projet colossal

Depuis le 24 octobre, la communion se déroule dans la Halle 7 de Beaulieu où se joue à guichets fermés la dernière création d’Ariane Mnouchkine, 79 ans et une énergie folle. Cet accueil, on le doit à Omar Porras, 55 ans, acteur, metteur en scène et directeur depuis 2015 du Théâtre Kléber-Méleau abrégé TKM. Le projet a mis deux ans pour voir le jour. Il a fallu convaincre la ville, le canton, rassembler les communes, des mécènes et fédérer plusieurs théâtres romands pour démarrer cette aventure de tous les superlatifs avec ses 21 jours de représentation, ses 150 personnes sur le pont et son budget de 2 millions de francs.

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L’idée de la pièce est venue à la fondatrice du Théâtre du Soleil le lendemain des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. «Ariane se trouvait en Inde avec sa troupe. Elle s’est dit: qu’est-ce que je fais là alors que je devrais plutôt être en Europe pour réagir», explique Omar Porras. Pour une metteuse en scène qui a toujours interrogé le rapport entre l’Orient et l’Occident, le sujet est forcément brûlant. «Son théâtre a toujours été politique. Dans cette pièce, elle parle de tous les problèmes du monde, des nappes phréatiques, de la place de la femme dans notre société, de la montée des extrémismes. Mais elle nous embarque aussi dans un voyage à travers l’histoire du théâtre. Elle convoque Tchekhov et Shakespeare, fait entendre la voix d’Antonin Artaud et des extraits du Mahabharata. Elle parle aussi de ses maîtres, comme Giorgio Strehler, qui l’ont inspirée.»

Le lait de la sagesse

Les maîtres, justement. En total look jeans, Omar Porras attend ce soir le sien. Pour l’acteur et metteur en scène suisse, Ariane Mnouchkine est en effet une invitée très spéciale. «Elle est mon maître. Je pense que pour ma génération, et celle qui la suit, cette notion est très importante. Nous avons tous besoin d’une personne qui nous oriente. Je n’aurais jamais pu tenir la compagnie Malandro pendant trente ans sans avoir bu du lait de sa sagesse, comme elle le dit dans le spectacle, sans l’avoir lue et entendue. Je viens d’ailleurs de lui envoyer un SMS où je lui écris: «J’accueille mon maître aujourd’hui. Sa chambre est prête…» Elle ne m’a pas encore répondu.»

C’est à la Cartoucherie qu’Omar Porras va arriver lorsqu’il quitte la Colombie où il est né pour Paris. Cette ancienne fabrique d’armes et de poudre abrite, à Vincennes, plusieurs compagnies dont le Théâtre du Soleil, qu’il rejoint après avoir passé deux ans dans la troupe de l’Epée de Bois. «Chez moi le théâtre tel que je l’envisageais n’était pas possible. J’avais 18 ans et tout ce qui n’entrait pas dans le cadre de ce qui se faisait était considéré comme dangereux. A l’époque, le Parti communiste envoyait les Colombiens étudier dans les universités de l’Est. Le théâtre était saisi par une pensée très élitiste alors que moi c’était le théâtre populaire, influencé par les poètes universels, qui m’intéressait.»

Le parfum du passé

Au contact d’Ariane Mnouchkine, il découvre la troupe et la puissance de l’esprit de bande. Il comprend que le théâtre est une famille mais aussi une école. «Au sein du Teatro Malandro, j’ai formé beaucoup de comédiens et de techniciens. Certains participent d’ailleurs à l’accueil du public et au montage du spectacle d’Ariane. J’ai parfois l’impression que l’enseignement s’éloigne beaucoup de ce qui s’est construit. Je connais des peintres qui ne connaissent pas l’anatomie, des comédiens qui ne s’intéressent pas aux textes classiques. Négliger ces principes est une erreur fondamentale. C’est oublier que cette conscience humaniste a constitué la force de notre société», continue Omar Porras en arrivant à La Ferme des Tilleuls, un ancien squat transformé en espace culturel et dont le directeur artistique est Mario Del Curto. «Sans doute le meilleur photographe de théâtre qu’on ait jamais eu. On ne le voit pas, on ne l’entend pas. Sur un plateau, Mario nage.»

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Le restaurant de La Ferme, le comédien s’y rend souvent. «J’aime beaucoup cet endroit. Pour moi, c’est l’un des hauts lieux culturels de la ville. J’ai participé à une rencontre avec des architectes pendant l’exposition Théâtres en utopie. Nous avons discuté de l’avenir des théâtres, pour savoir s’il était nécessaire d’en construire de nouveaux ou d’agrandir ceux qui existent déjà. Et puis je suis très sensible à la mémoire des lieux. Je ne suis pas contre les choses nouvelles, mais ici, la charpente, l’escalier décoré qui ont été préservés racontent une histoire. On sent le temps, on respire le parfum du passé.»

D’un passé à l’autre, on file ensuite au TKM, sa maison dans laquelle il est entré il y a trois ans avec sa compagnie. L’astronaute retrouve sa base. «Le bonheur de cet endroit c’est qu’il est à échelle humaine. Beaucoup de metteurs en scène internationaux le considèrent comme l’une des plus belles scènes de Suisse.»

La direction de la prière

Fondé par Philippe Mentha en 1979 dans une ancienne usine à gaz de Renens, le TKM est un formidable terrain de jeu où le moindre espace est utilisé. C’est une boîte à astuces où les portes s’escamotent, les trappes se camouflent et le linge qui sèche descend du plafond par un système électrique comme les cintres de la scène. «Les gens qui l’ont fait vivre avant moi étaient des artisans du théâtre. Ils y ont placé chaque objet par nécessité de la scène et non pas par caprice esthétique. Je n’ai pratiquement rien changé.»

Il y a quand même cette spectaculaire buanderie recouverte en partie de majolique. «C’est mon bijou. Je suis allé chercher les carreaux de céramique dans le sud de l’Espagne. J’ai aussi voulu qu’au sol le carrelage soit orienté d’est en ouest.» Ce qui donne à la pièce une drôle de dynamique. «Les ouvriers m’ont dit la même chose. Mais j’ai insisté. J’étais là, avec ma boussole, pour être sûr qu’ils suivaient la bonne ligne.» Mais pourquoi l’est? «Parce que c’est à l’est que se trouve l’entrée des temples et des églises. C’est la direction de l’énergie, du soleil qui se lève et de la prière.»

«C’est vous qui m’avez fait découvrir ma culture»

A l’étage, Omar Porras s’est installé une toute petite pièce où il peut s’isoler. A l’intérieur de cette thébaïde, tous les tableaux sont posés par terre, la face peinte qui regarde le mur «pour ne pas me distraire». Sur le sol, il y a un tatami et un tabouret qu’on jurerait, lui aussi, japonais. «Je l’ai récupéré à Vercorin et l’ai fait rempailler par un artisan breton.» Dans ce décor spartiate, une couverture mexicaine lancée sur un fauteuil et la reproduction d’un curé peint par Botero sont les seuls indices des origines d’Amérique latine du locataire. «Quand je suis arrivé en Europe, j’ai tout de suite été fasciné par votre théâtre. C’est aussi vous, à travers votre regard, qui m’avez fait découvrir ma culture. Je l’aimais mais sans savoir à quel point j’en étais riche. Longtemps je me suis fixé comme règle de vous écouter et de lire vos textes. Tout cela est devenu mon théâtre. Mais je ne l’ai pas fait seul. Il est le fruit de mes rencontres avec des Suisses, des Polonais, des Français, des Allemands, des Japonais, du mélange de toutes ces cultures.»

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Sur le rideau qui ferme une loge une costumière a cousu une jupe. «C’est une robe chinoise de la fin du XVIIIe siècle. Une spectatrice me l’a offerte. Admirez ces broderies. Je ne voulais pas l’intégrer au stock des costumes de peur que quelqu’un, par mégarde, ne la découpe pour en faire autre chose.» On parle aussi de Fredy, son frère, artiste vidéaste avec qui il travaille souvent. «Des masques, des costumes, les maquettes pour les scénographies, il sait absolument tout faire et possède le don de l’informatique. Il peint en ce moment, mais pas assez à mon goût», estime Omar Porras. Son téléphone vibre. C’est Ariane Mnouchkine qui lui répond: «Oh merci Omar. Je me réjouis.»


Une chambre en Inde (complet), jusqu’au 18 novembre, Palais de Beaulieu, Lausanne, lesoleil-lausanne.ch