Le Temps: L’amour maternel a-t-il une odeur universelle?
Antoine Maisondieu: (Sourire) Votre question est à la fois très belle et très complexe. C’est le rêve de tout le monde de mettre l’amour en flacon. Savez-vous qu’il existe une fleur qui s’appelle «amour-en-cage»? Elle n’a pas d’odeur. Si l’on pouvait mettre un sentiment dans un flacon, l’amour ne serait plus le même. En revanche, on peut espérer qu’en s’inspirant d’un sentiment ou de son souvenir pour créer une fragrance, on pourra provoquer une émotion chez celui qui le portera. Les parfumeurs sont des chasseurs de sentiments à la manière des chasseurs de papillons. Quand je pense à l’amour de ma mère, je pense à la tendresse, à la douceur et à la beauté. Pour moi, un univers qui évoque la maman est celui de la salle de bains. Les odeurs de propre, de fleur d’oranger, d’eau de Cologne.
Si l’on pouvait mettre un sentiment dans un flacon, l’amour ne serait plus le même
Antoine Maisondieu
La vanille est très prisée car elle rappellerait le parfum du lait maternel et l’odeur du lait chaud. Elle évoquerait souvent la peau et ramènerait aux doux souvenirs de l’enfance…
Les notes musquées évoquent également très bien la tendresse d’une peau alliée à sa chaleur. On peut aussi imaginer une maman au travers des agrumes, qui apportent de la joie et de la lumière, des notes de roses douces et veloutées. Comme ma mère (Catherine Camus, la fille d’Albert Camus, ndlr) est une femme très «cash» qui aime fumer, les notes de tabac me ramènent facilement à elle.
Si votre mère était un parfum, quel serait-il?
Un parfum de violette et de bergamote, tel celui que je lui ai composé il y a quelques années.
Nathalie Rykiel
Si elle a déjà défilé et travaillé aux côtés de la couturière Sonia Rykiel, c’est à travers les mots et non la mode qu’elle préfère honorer sa maman. Nathalie Rykiel écrit comme sa mère cousait, avec cette touche Rykiel qui, de la bouche de l’une, est passée dans la plume de l’autre. Dans Ecoute-moi bien, son dernier livre (paru chez Stock en 2017), elle met en scène la liberté d’aimer, ce que Sonia savait si bien faire au travers des vêtements.
Le Temps: Votre maman se parfumait-elle?
Nathalie Rykiel: Oui, mais, comme le reste, elle le faisait à sa façon. Elle se parfumait le corps. Pas délicatement par petites touches sur le cou ou au creux des poignets, non. Elle se vaporisait les mains de son élixir puis s’en frictionnait tout le corps.
Quelles senteurs vous ramènent à ses côtés?
Il y a les odeurs de cuisine, en tout premier le chocolat, la mousse, les gâteaux, une tablette, des guimauves, cette odeur du chocolat bien noir cru ou cuit. Ensuite, les tartes, ma mère était la reine en la matière: la pâte brisée qui sort du four, la crème pâtissière qu’on étend dessus, et enfin le caramel qu’elle faisait brûler juste à point avant de l’écouler sur les raisins de la tarte bien mûrs.
Quelle influence votre maman a-t-elle eue dans le choix de vos parfums?
Elle aimait les odeurs animales, et certains parfums masculins. Je me souviens de Macassar de Rochas, qu’elle appréciait beaucoup et mélangeait à sa fragrance 7e sens de Sonia Rykiel, une senteur animale et addictive. Beaucoup plus tard, je lui avais acheté les eaux plus classiques de Diptyque. Nous n’aimions pas les mêmes fragrances. Adolescente, Je me suis servie du parfum pour marquer ma féminité, à l’excès parfois. Il me fallait des odeurs fortes et sexuées: Canoe de Dana vers 17 ans puis le formidable Aromatic Elixir de Clinique, que j’ai porté très longtemps avant de l’abandonner définitivement. Dans cette série enivrante, j’ai adoré Opium de Saint Laurent. J’ai goûté aussi à Fracas de Robert Piguet, et même Habanita de Molinard! Je n’aime aujourd’hui que les odeurs qui se fondent en moi.
Vous arrive-t-il de porter un parfum pour vous sentir plus proche d’elle, pour qu’elle vous accompagne à un moment précis de votre vie?
Non. Mon dernier geste a été de la parfumer, avant de refermer son cercueil. Et puis j’ai posé son flacon pour toujours. Elle m’accompagne de toute façon, et quand j’ai besoin d’être plus forte, c’est sa bague que je porte à mon doigt.
Camille Goutal
La fille de la parfumeuse Annick Goutal se destinait à être photographe. Au décès de sa mère, elle rejoint Isabelle Doyen dans le laboratoire de la maison de parfums Annick Goutal pour que perdurent les belles histoires d’amour olfactives qu’elle a vu grandir à ses côtés. C’est avec un charme irrésistible et sans emphase qu’elle crée aujourd’hui de nouvelles compositions pour la marque.
Le Temps: Comment est née la passion de votre mère pour les parfums?
Camille Goutal: Elle était pianiste, travaillait beaucoup avec ses émotions. Un jour, parce qu’elle voulait monter une petite maison de cosmétiques et cherchait des odeurs, elle a découvert l’univers de la parfumerie qui l’a complètement fascinée. Il y avait des parallèles avec la musique, mais la parfumerie lui offrait plus de liberté. En musique, elle interprétait des compositions créées par d’autres. Les fragrances, elles, étaient ses propres compositions.
Avez-vous des souvenirs particuliers de votre mère travaillant les parfums?
J’ai très peu de souvenirs d’elle en train de créer. Ce qui me marquait, c’était sa fascination pour les matières premières et surtout le nom de ces matières. C’était une revanche pour elle de réussir à mémoriser tous ces mots savants, alors qu’elle avait arrêté l’école très tôt pour se consacrer au piano. Elle manquait de confiance en elle. C’est devenu une double victoire. Tout à coup, elle s’est rendu compte qu’elle pouvait s’exprimer autrement et transmettre ses émotions au travers des odeurs.
Si vous deviez définir votre maman en quelques ingrédients, quels seraient-ils?
Je partirais de l’odeur du lys. Elle adorait cette fleur mais elle n’existe pas en matière première. L’ambrette, qui a une facette très mystérieuse et la rose, qui l’a longtemps obsédée.
Parmi tous les parfums qu’elle a créés, quels sont ceux qui lui ressemblent le plus?
Instinctivement, je pense à ceux qu’elle portait: Grand Amour et Ce Soir ou jamais. Grand Amour est le deuxième parfum qu’elle a créé pour elle. C’est un hymne à l’amour, aux bouquets de lys que son mari lui offrait chaque semaine. Ce Soir ou jamais, qu’elle a travaillé pendant quinze ans, est la recherche de sa rose parfaite. Tous les parfums qu’elle a créés lui ressemblent, ils ont tous quelque chose d’elle. L’eau d’Adrien, L’eau de Camille sont pleins de tendresse. C’était une femme très tendre. Elle créait avec beaucoup de sincérité.
Vous arrive-t-il de porter un parfum pour vous sentir plus proche d’elle?
Non, mais quand elle est morte, j’ai vaporisé son écharpe avec Ce Soir ou jamais et j’ai eu l’impression de sentir son parfum pendant six mois sur cette étoffe. Il est rare qu’une senteur tienne aussi longtemps. Aujourd’hui, je préfère plutôt imaginer son odeur même si notre laboratoire garde toujours son empreinte, son ADN.