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Pierre de Meuron, l’architecture vue de haut

On ne présente plus Pierre de Meuron. Avec son binôme Jacques Herzog, il a signé quelques-uns des bâtiments les plus spectaculaires du monde. Convaincu que l’architecture est avant tout affaire de territoire, il se passionne pour la planification urbaine

A Sion, le projet Ronquoz 21 consiste à réaménager une zone industrielle au sud de la gare, une surface équivalente à six fois la vieille ville, pour en faire «un modèle urbain pour le XXIe siècle». — © Herzog & de Meuron/Michel Desvigne, paysagiste, Ville de Sion
A Sion, le projet Ronquoz 21 consiste à réaménager une zone industrielle au sud de la gare, une surface équivalente à six fois la vieille ville, pour en faire «un modèle urbain pour le XXIe siècle». — © Herzog & de Meuron/Michel Desvigne, paysagiste, Ville de Sion

Quelle ville construire aujourd’hui pour les générations futures?

Dans cette série d’articles, les urbanistes et architectes Ariane Widmer, Bruno Marchand et Charles Kleiber s’interrogent et vont interroger leurs pairs sur l’avenir des villes, avec à l’esprit la transition écologique et notre rapport au vivant.

Propos recueillis par Ariane Widmer, Charles Kleiber et Bruno Marchand.

Bâle vibre sous les vents d’ouest. Début d’avril, Pierre de Meuron nous reçoit, sans son associé Jacques Herzog, dans leurs bureaux du quartier St-Johann. C’est une petite bâtisse contemporaine de taille modeste dont les six étages, vus de l’extérieur, semblent s’empiler sans s’aligner, comme des plots de surfaces inégales. C’est ici, entre autres, que sont conçus les immeubles spectaculaires, les musées, les stades et les portions de villes pour lesquelles le célèbre bureau est mandaté dans le monde entier.

Entre autres, parce que l’enseigne a des antennes à Berlin, Munich, Hongkong, Londres, New York, San Francisco, Copenhague et Paris. Menées par les deux fondateurs, désormais âgés de plus de 72 ans, un demi-millier de personnes travaillent sous la houlette de 15 partners, 50 associates et d’une équipe de direction opérationnelle.

Lire l'éditorial: Architecture: l’adieu aux monuments

On ne présente plus Herzog & de Meuron. Lauréats, notamment, du Prix Pritzker en 2001, on leur doit la Tate Modern à Londres (2000) ainsi que son extension, le stade national de Pékin (2008), l’Allianz Arena à Munich (2004), la Philharmonie de l’Elbe à Hambourg (2016), les deux tours Roche à Bâle (2015-2022) ainsi que le stade de la ville rhénane (2002). Autant de constructions iconiques, de gestes architecturaux forts. En ce moment, l’agence a plus de 80 projets sur le feu. Parmi lesquels la très controversée tour Triangle à Paris, qui aurait dû être construite en 2013, et dont la réalisation a finalement été confirmée à la fin de l’année dernière.

Inaugurée en 2017 et devenue iconique, la Philharmonie de l’Elbe, à Hambourg, aura été dix ans durant un chantier très controversé. — © Iwan Baan
Inaugurée en 2017 et devenue iconique, la Philharmonie de l’Elbe, à Hambourg, aura été dix ans durant un chantier très controversé. — © Iwan Baan

Dans la salle dévolue à cette conversation, il y a des thés parfumés, des Läckerli, et une vue magnifique sur le Rhin qui coule au pied de l’immeuble. Autour de la table, Ariane Widmer, urbaniste cantonale à Genève, Bruno Marchand, professeur honoraire en théorie de l’architecture à l’EPFL, et Charles Kleiber, ancien secrétaire d’Etat à la science et à la recherche, sont venus interroger Pierre de Meuron sur sa vision de la transition écologique, et la manière dont elle imprègne son travail. «A toutes les échelles d’intervention, les enjeux climatiques, énergétiques, hydrologiques ou liés à la biodiversité doivent être pris en compte, estime l’hôte des lieux. Une bonne architecture reste essentielle, mais elle se fonde sur une vision à large échelle, qui part du territoire et va jusqu’au mobilier urbain, ou même jusqu’à la petite plante sauvage qui poussera dans une fente de l’asphalte.»

Pierre de Meuron — © Simon Haebegger
Pierre de Meuron — © Simon Haebegger

Réfléchir l’avenir

Pierre de Meuron est un «professionnel de la ville», comme il le dit lui-même. Cela signifie que toutes les réflexions qu’il mène à ce sujet sont ancrées dans la réalité d’un projet. Et ce n’est qu’à travers le dialogue avec les mandataires que la durabilité – ce concept trop souvent galvaudé – peut prendre des formes concrètes. «Je ne suis pas naïf, il y a toujours des intérêts politiques ou pécuniaires, et à la fin, ce sont ceux-là qui pèsent le plus lourd dans les décisions. Mais un projet d’urbanisme, c’est l’occasion de capter l’attention des décideurs, de les amener à réfléchir de façon substantielle et concrète sur l’avenir de la ville, sur les formes que peut prendre son développement, notamment la gestion de ce qui est commun.»

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Un exemple servira de fil rouge à cette conversation: le projet Ronquoz 21, à Sion. En 2019, le bureau gagnait le concours organisé pour le réaménagement d’une portion entière de la capitale valaisanne, une surface au sud de la gare équivalente à six fois celle de la vieille ville. Concrètement, il s’agit de transformer une zone industrielle aujourd’hui peu attrayante en «modèle urbain pour le XXIe siècle»: un quartier à usage mixte, efficient au niveau énergétique, avec des habitations, des écoles, de l’artisanat et du commerce. Un projet où la végétation et l’accès à l’eau sont structurants, avec un cordon boisé et une enfilade d’espaces verts qui constituent un axe de mobilité douce.

«En collaboration avec le paysagiste Michel Desvigne, notre équipe, sous la conduite de Christine Binswanger et d’Olga Bolshanina, n’a pas présenté un plan directeur, un masterplan comme c’est l’usage, mais ce qu’on appelle un plan guide. Ce dernier est établi par secteur et par étapes avec des hypothèses d’opération, en intégrant les contraintes et les incertitudes. En urbanisme, il faut savoir travailler avec le flou. Cela ne veut pas dire qu’on ne sait pas où l’on va, au contraire. Le projet est doté d’un narratif fort et juste, avec des objectifs clairs et nets. Mais la mise en œuvre doit pouvoir s’adapter aux aléas et aux contretemps.» Qui, nécessairement, seront nombreux dès lors qu’un projet de cette envergure engage non seulement tout l’écosystème – le sol, les eaux, l’ensemble du vivant, végétal et animal – mais aussi les dimensions sociales, culturelles, politiques et législatives (qui ne sont pas les moins complexes).

Tous pour un, un pour tous

En l’occurrence, la réussite de Ronquoz 21 tiendra pour beaucoup au travail de pédagogie nécessaire pour convaincre l’ensemble des parties prenantes: 187 propriétaires fonciers, parmi lesquels la ville de Sion. «Nous l’avons répété à l’envi, parce qu’il fallait calmer les inquiétudes: la Constitution fédérale garantit la propriété privée, et nul ne sera exproprié pour la réalisation de cette opération. La mise en œuvre se fera en redistribuant les droits fonciers. En revanche, tout le monde doit avoir conscience que la densification, les affectations additionnelles et les nouveaux aménagements vont créer des plus-values importantes pour les propriétaires. C’est pourquoi le projet nécessite, en retour, que ces derniers investissent dans tout ce qui est commun: les infrastructures partagées, les routes, le réseau d’énergie, etc. Parce qu’il ne serait pas juste non plus que la ville paie seule pour cet ensemble – cela reviendrait à augmenter la dette publique ou les impôts.»

Le projet Ronquoz 21, à Sion. — © Herzog & de Meuron/Michel Desvigne, paysagiste, Ville de Sion
Le projet Ronquoz 21, à Sion. — © Herzog & de Meuron/Michel Desvigne, paysagiste, Ville de Sion

A qui appartient l’espace public? Qui est responsable des communs? Et qui paie pour leur aménagement? Voilà les questions que doivent résoudre tous les projets d’urbanisme, spécialement à l’heure où ce sont les éléments de l'espace public qui permettent de rendre les villes habitables face aux changements climatiques. La végétation, l’aménagement des rives, les zones de baignade ne sont plus seulement des aménités, mais permettent concrètement de lutter contre les îlots de chaleur, ou d’absorber les intempéries.

La réponse se trouve peut-être dans le narratif, les récits qui nous lient et font société: «Nous sommes tous concernés par cette crise climatique – certains nettement plus que d’autres: le Bangladesh, très menacé, l’Indonésie qui doit déplacer sa capitale… Mais nous le voyons ici aussi, avec les problèmes que posent le Rhin, l’Arve, le Rhône. La gestion de ce que nous avons en commun n’est pas une question idéologique ou dogmatique. Elinor Ostrom l’illustre très bien dans son livre Governing the Commons (Cambridge University Press), où elle cite le Valais en exemple, avec son système historique de consortage.»

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Pierre de Meuron s’interrompt pour projeter une image d’archives montrant des éleveurs valaisans et un alignement de meules de fromage. «C’était un contrat social, un système tout sauf centralisé, le contraire du top-down: sur un territoire donné, on a des alpages, des forêts, de l’eau, mais aussi des dangers, comme des chutes de pierres, des avalanches. Le consortage a permis la construction, en autogestion, des bisses et d’infrastructures utiles à tous. En retour, le système permettait à chaque éleveur d’avoir une activité économique avec la fabrication du fromage. Un territoire, un paysage, une société, et un produit commun – le fromage. Pourquoi ne pourrait-on pas penser la ville de cette manière?»

L’importance de l’intangible

L’histoire et aussi la culture et la psychologie sociale sont des aspects importants des projets architecturaux – a fortiori urbanistiques. Leur connaissance permet notamment de garantir la pertinence et la pérennité d’un projet. «L’étude du terrain doit aller au-delà des aspects topographiques. Ce qui nous intéresse en particulier, ce sont les dimensions culturelles et symboliques liées à un territoire.» Raison pour laquelle Herzog & de Meuron disposent depuis deux ans d’une équipe de recherche dédiée spécifiquement à l’étude de ces éléments intangibles en amont de leurs projets, partout dans le monde.

Lorsqu’on regarde la géographie de la Corée, on comprend que les gens vivent avec un sentiment d’isolement et de menace permanente

En guise d’exemple, notre hôte nous emmène très loin de Sion, en Corée du Sud, où le bureau a récemment mené à terme son premier projet: «Lorsqu’on regarde la géographie du pays, on comprend que les gens y vivent avec un sentiment d’isolement et de menace permanente. La Corée est une péninsule coupée en deux, et la partie Sud fonctionne comme une île, séparée du continent asiatique par son voisin et ennemi du Nord. La moitié de sa population – 25 millions de personnes, sur 52 millions – est concentrée dans la mégapole de Séoul-Incheon, qui se situe à 56 kilomètres de la frontière nord-coréenne. Les rapports avec les deux autres grands voisins, la Chine et le Japon, ont toujours été tendus. En même temps, toute l’économie est exportatrice et dépend de l’étranger. Disposant de ressources naturelles limitées, le pays a développé une excellence technologique et une puissance économique incontestables. Mais cette dernière est entièrement fondée sur des conglomérats industriels en mains familiales. C’est un système très clanique. D'une certaine manière, la Corée du Sud ressemble à la Suisse, avec cette excellence technologique, l’interdépendance économique avec l’étranger. On y rencontre aussi une sorte d'art de vivre méditerranéen, notamment dans les rapports sociaux, qui peuvent être un peu formels au départ, mais deviennent vite chaleureux une fois qu’on a ouvert une bouteille de vin.»

La réalité est que l’urbain et l’agricole sont toujours interdépendants, l’un ne va pas sans l’autre. On le voit très bien sur un territoire comme le Valais, avec ce paysage autour des villes et ces infrastructures qui ont été façonnés pour la viticulture, la sylviculture, l’élevage

Et en Suisse? Quels sont donc ces aspects intangibles qui permettraient, par exemple, de mener des projets d’ensemble, avec une vision globale, et de mieux préparer nos villes à la transition écologique? «Il faudrait commencer par arrêter avec ce mythe de la petite Suisse qui se défend contre les puissants, qui repousse les Habsbourg, tout ce narratif simplifiant, séducteur et trompeur. Nous devons instaurer un récit constructif qui mette en avant ce qui constitue avant tout la Suisse: le sens de la communauté, l’ouverture d’esprit, l’entraide, la solidarité. Tout comme sa position stratégique au centre de l’Europe. Arrêter de désunir et de diviser. Arrêter de se focaliser sur le Stadt-Land-Graben, le clivage ville-campagne — une autre sentence de désunion et de désintégration.

Détail de La Tate Modern à Londres, une ancienne usine électrique reconvertie en 2000. Son extension a été inaugurée en 2016. — © Iwan Baan
Détail de La Tate Modern à Londres, une ancienne usine électrique reconvertie en 2000. Son extension a été inaugurée en 2016. — © Iwan Baan

La réalité, c’est que l’urbain et le rural forment un tout et sont interdépendants, ils se conditionnent mutuellement. La division territoriale du Valais, avec ses districts, les anciens dizains, en est la preuve: ces villes dans la vallée du Rhône et leurs arrière-pays dans les vallées latérales adjacentes. Pour Ronquoz, j’en ai parlé aux Sédunois: regardez autour de vous, ce paysage puissant est ce que vous avez en commun, Valère, Tourbillon, la vallée du Rhône avec ses vignobles en terrasses: un environnement magnifique, où le viticole et l’agricole côtoient le citadin. Avec le cordon boisé, ce sont ces dimensions-là du paysage que nous cherchons à relier. Parce qu’elles ne vont pas l’une sans l’autre.»

Deux des six moteurs économiques du pays – Genève et Bâle – sont des villes situées en périphérie du territoire et en lien permanent avec les pays frontaliers! Nous avons besoin de l’Europe

Regarder le territoire suisse, c'est aussi comprendre à quel point nous faisons partie de l’Europe qui nous entoure. «Deux des six moteurs économiques du pays - Genève et Bâle - sont des régions métropolitaines situées en périphérie du territoire national et en lien vital permanent avec les pays frontaliers. Plus que jamais, la Suisse est continentale. Elle ne peut pas se délimiter comme une île angélique dans un océan malveillant. À propos de l’un sans l’autre, il est établi que c’est une minorité de cantons qui soutiennent financièrement le reste des cantons nécessiteux. Et c’est bien l’ironie de l’histoire que ce sont ces mêmes cantons «receveurs» qui ont, par leur majorité institutionnelle au Conseil des États, une emprise déterminante sur l’avenir de toute la Confédération. Ne vous méprenez pas, pour moi, cette solidarité financière va de soi. Mais l’équation est simple: ladite redistribution ne peut s’effectuer que si les cantons «donneurs» ont un bilan économique positif, dépendant en grande partie des relations commerciales avec l’Europe.» On l’écoute poursuivre sur des considérations politiques, s’en référer à l’histoire, à la psychologie sociale, à la géopolitique. Et l’on comprend combien l’architecture, pour Pierre de Meuron, est une discipline qui dépasse de loin les seuls aspects formels ou techniques du bâti.

Inaugurée en 2014 à Laufon, l’herboristerie de Ricola est un bâtiment industriel dont la structure en terre crue est issue de sources locales. — © Iwan Baan
Inaugurée en 2014 à Laufon, l’herboristerie de Ricola est un bâtiment industriel dont la structure en terre crue est issue de sources locales. — © Iwan Baan

Prise de conscience architecturale

Reste que le bureau qui porte son nom est aujourd’hui encore engagé dans la réalisation de projets spectaculaires, emblématiques de cette architecture iconique, mondialisée, à laquelle on reproche tant d’ignorer la réalité territoriale, sociale ou écologique dans laquelle ils sont inscrits. Comme la tour Triangle à Paris. «Il est clair que l’architecture iconique des dernières décennies a cédé le pas à une prise de conscience architecturale qui découle des défis environnementaux et des potentiels d’innovation. D’ailleurs, on le constate avec les questions que nous posent les journalistes. Ils s’intéressent aujourd’hui beaucoup moins aux aspects formels et beaucoup plus à l’empreinte écologique. Mais pour revenir à la tour Triangle, il est clair aussi que la ville doit se densifier et se développer en hauteur. C’est pourquoi cette tour continue d’avoir tout son sens à la porte de Versailles, où elle marque un pourtour distinct du centre historique. Il y a plusieurs réponses aux défis écologiques et sociétaux. Aujourd’hui, nous nous efforçons de réaliser la meilleure architecture possible en utilisant au mieux les ressources disponibles. Mais ce sont des équilibres difficiles à trouver, des arbitrages, des déchirements, des négociations constantes à l’interne, et aussi avec les mandataires. Dans le passé, nous avions déjà ces préoccupations, mais nous n’en avons pas fait assez. Aujourd’hui, notre responsabilité consiste à choisir nos projets en fonction des recherches qu’ils nous permettent de poursuivre dans ce sens, même s’ils nécessitent plus de ténacité et d’efforts. Nous devons, urgemment et assidûment, nous poser les questions pertinentes et y faire face avec créativité et opiniâtreté, afin de créer des empreintes efficaces et réelles.»