Design
Vintage ou contemporain, le marché du meuble de collection s’entiche de ce mobilier venu d’Amérique latine qui met en avant le savoir-faire ancestral de ses artisans

Longtemps, le marché du design vintage traçait une ligne qui partait de la Scandinavie et tirait sur l’Italie en faisant un détour par la France. Il y a une quinzaine d’années, un nouvel acteur est apparu sur le marché du mobilier de collection. L’Amérique latine, cette région politiquement mouvementée, restait un continent plus connu pour son architecture remarquable que pour son design, qui s’était fait gentiment oublier.
Bauhaus version exotique
Aujourd’hui, ces objets aux formes résolument modernistes sont les coqueluches des collectionneurs et des marchands. La plupart de ces pièces viennent du Brésil. De tous les pays d’Amérique du Sud, il est sans doute celui qui a le plus embrassé les théories européennes du bâti international et du Bauhaus.
Il faut dire aussi que tous ceux qui vont construire l’image d’un Brésil moderne entretiennent un rapport avec l’Europe. Le paysagiste Roberto Burle Marx est de mère brésilienne et de père allemand. Le designer Jorge Zalszupin est né en Pologne en 1922 avant de partir pour Sao Paulo où il collaborera avec l’architecte Oscar Niemeyer. En 1938, l’Autrichien Bernard Rudofsky construit à Sao Paulo plusieurs résidences privées qu’il fait aménager par le designer et architecte italien Gio Ponti. De descendance germanique, Oscar Niemeyer, la star du pays, a nourri son architecture auprès de Le Corbusier, Mies van der Rohe et Frank Lloyd Wright.
Le mobilier brésilien a longtemps été confidentiel. Ces designers ne fonctionnaient pas selon une logique de production de masse.
Et puis il y a surtout Joaquim Tenreiro, menuisier portugais installé à Rio depuis la fin des années 1920 et qui va développer sa propre ligne de meubles. Ses créations aux lignes pures et légères sont taillées dans du bois de jacaranda, essence rousse typique qui se trouve partout dans le pays. Tenreiro va également remplacer les habituelles assises en velours par de la paille tressée. Et imposer un design brésilien qui enracine son style dans une sorte de Bauhaus version exotica avec des produits fabriqués en petite quantité et préconisant l’utilisation de matériaux naturels. Des pièces très rares qui sont désormais très recherchées.
Trésors nationaux
A la dernière foire Design Miami/Basel une galerie en exposait. C’était même la première fois qu’un marchand d’Amérique du Sud faisait le voyage bâlois. «Il y a dix ans, personne ne se serait intéressé à nos meubles, expliquait Mirian Badaro de la galerie Mercado Moderna de Rio de Janeiro. Mais aujourd’hui il y a un goût de la part des collectionneurs pour ces pièces. Lesquels se rendent petit à petit compte que nos designers sont aussi bons que les grands noms européens ou américains.»
En octobre dernier, au PAD London, foire d’art et de design organisée à Paris, à Londres et bientôt à Genève dès février 2018, la galerie bruxelloise Le Beau exposait elle aussi ce vintage latino qui enfièvre les collectionneurs. Au point de décrocher le premier prix de la section «Arts décoratif du XXe siècle» grâce à une chaise longue de 1949 signée Jose Zanine Caldas. «Le mobilier brésilien a longtemps été confidentiel, analyse Stanislas Gokelaere propriétaire de la galerie. Ces designers ne fonctionnaient pas selon une logique de production de masse mais fabriquaient tout à la commande. Ce qui fait que ces objets sont difficiles à trouver. La plupart du temps ils sont toujours dans les familles qui les avaient achetés.» Il faut donc compter sur le fait que les enfants ou les petits-enfants contactent alors les marchands pour les débarrasser du mobilier encombrant de leurs parents. «Ajoutez à cela que le Brésil a longtemps considéré ces meubles comme des trésors nationaux impossibles à faire sortir du pays. A la fin des années 1980, les conditions d’exportation se sont assouplies. C’est là qu’on a commencé à les voir apparaître aux Etats-Unis et en Europe.»
Héritage scandinave
Les collectionneurs et les décorateurs vont être les premiers à s’intéresser à ces pièces la plupart du temps en palissandre, bois exotique chaleureux et magnifique. «Les gens ont alors découvert des meubles très contemporains, à la fois parce qu’ils sont extrêmement bien dessinés et que la pureté de leurs lignes correspond bien au goût d’aujourd’hui. Il ne faut pas oublier qu’ils sont les héritiers de la grande école du design scandinave dont les objets sont devenus de grands classiques. Contrairement à ceux du Brésil, moins connus. Ce qui en fait tout le charme», reprend le galeriste qui confirme que le vintage d’Amérique latine reste principalement brésilien.
«A ma connaissance, à part quelques exemples au Mexique, on n’en trouve quasiment pas ailleurs qu’au Brésil. D’abord parce qu’Oscar Niemeyer y a été la locomotive de la création. Ensuite parce que dans les années 1950-1960, le gouvernement brésilien qui cherche le renouveau moderne a choisi d’affirmer la puissance de son pouvoir à travers la construction de toutes pièces d’une nouvelle capitale. Dessinée par Lucio Costa et Oscar Niemeyer, Brasilia va sortir de nulle part. La ville va créer un énorme foyer créatif et attirer de partout les architectes et les designers.»
Sofa érotique
Et du côté de la création contemporaine? Le Brésil a aussi ses stars. On veut parler de Humberto et Fernando Campana. A la fin des années 1990, les deux frères élaborent un design à la fois original et très ancré dans la réalité carioca en prônant l’utilisation et l’accumulation de matériaux récupérés. Cela donnera ces canapés constitués de centaines d’animaux en peluche. Ou encore ces fauteuils fabriqués à l’aide de petits morceaux de bois patiemment assemblés.
«Certains clients pensent que ces objets sont des créations de designers Suisses ou viennent du Japon»
Les Campana n’oublient pas non plus que les reliefs brésiliens évoquent une certaine idée de la sensualité «semblable aux courbes voluptueuses d’une femme», fantasmait
Oscar Niemeyer. Une partie de leur catalogue est constituée d’énormes sofas tentaculaires, au confort quasi érotique. Depuis 2000, c’est aussi du côté du Mexique qu’il faut aller voir, où s’organise désormais tous les deux ans une Design Week dans sa capitale Mexico (lire en page 23). Et dont les designers font revivre des techniques de céramique qui remontent à l’époque maya. Mais ailleurs sur le continent, d’autres créateurs commencent à se faire des noms.
Le réveil du Chili
En 2016, le prix Pritzker, récompense majeure attribuée à un architecte, revenait au chilien Alejandro Aravena. Manière de concrétiser le coup de boost créatif que connaît ce pays depuis une dizaine d’années.
A Lausanne, Regula Brand et Claudio Riquelme cherchent justement à mieux faire connaître ces designers du «Conosud», région qui regroupe l’Uruguay, l’Argentine et le Chili. Lui est architecte, moitié suisse, moitié chilien. Elle Soleuroise, politologue et active dans la communication politique. Ensemble, ils ont créé Republica Austral, éditeur d’objet contemporains venus d’Amérique du Sud. «Notre but était de réussir à réunir trois disciplines: l’architecture, la com et le design pour promouvoir des créateurs qui ne sont pas connus par ici», explique Claudio Riquelme.
A voir les lampes, les petites boîtes et les fauteuils vendus et parfois produits par le couple le visiteur n’est pas franchement dépaysé. Certains objets en cuivre font carrément penser à des suspensions du finlandais Alvar Aalto et aux accessoires déco produits par l’Anglais Tom Dixon. «Il vient souvent au Chili, confirme Regula Brand où il effectue des recherches de métal dans la plus grande mine du pays. C’est vrai que certains clients pensent que ces objets viennent de Suisse ou du Japon. Mais nos designers partagent le point commun de travailler avec la nature et les paysages luxuriants qui les environnent.»
Aller à l’essentiel
Cette communauté de l’esprit des formes a des raisons historiques. Dans la première moitié du XXe siècle le Style international va mondialement s’imposer. Les renversements politiques qui vont secouer l’Amérique latine à partir de l’après-guerre forceront ensuite les intellectuels à fuir vers l’Occident et sa modernité. «Les architectes et designers qui échappent aux dictatures partent travailler en Europe. De retour cher eux, ils rapportent cette esthétique occidentale, vont l’appliquer mais aussi l’enseigner», reprend Claudio Riquelme. Et l’adapter à la culture et à l’artisanat local, voire, comme Alberto Vitelio, entretenir un savoir-faire en péril en collaborant avec le dernier souffleur de verre du Chili. «Là-bas les designers n’ont pas accès aux machines, aux imprimantes 3D que l’on a ici. Du coup ils doivent penser en termes de simplicité de fabrication. Ce manque de moyens les pousse à aller à l’essentiel.»
Simple ne veut pas dire simpliste. Les objets que vend et édite Republica Austral ne se perdent peut-être pas dans les détails mais possèdent la facture et la maîtrise technique des produits bien faits. Un critère indispensable pour une clientèle suisse très chatouilleuse du point de vue des finitions.
Dans la petite boutique de la rue de l’Ancienne-Douane à Lausanne, il y a du cuivre, du bronze, de l’argile et beaucoup de bois. Comme cette Stick Lamp, barre lumineuse minimaliste en bois lenga du designer chilien Matias Ruiz et qui, de la Design Week de Milan à celle de Londres, cumule les récompenses. «Tous nos produits doivent être fabriqués sur place, insiste Regula Brand. Les essences nobles comme le rauli et le lenga qui permettent d’obtenir des surfaces douces et lisses, viennent de Patagonie, tandis que le guatambu est issu des forêts du nord de l’Argentine.»
Un fauteuil cubique
On vise un spectaculaire fauteuil dont l’armature cubique en cuivre encadre une assise formée de 90 mètres de corde tramée. «C’est un meuble à la marge de l’art et du design. Il n’est peut-être pas aussi confortable que sa version en bois, mais il a davantage de succès. Il trouve idéalement sa place chez un collectionneur ou dans une galerie», observe Claudio Riquelme qui diffuse le travail de sept créateurs. «Republica Austral veut rester concentré sur quelques marques. On fait tout nous-mêmes, on n’a aucun investisseur. Bien que ces designers ne soient pas du tout connus, nous avons d’excellents retours du public suisse. A nous maintenant de leur donner une identité à travers notre sélection et notre travail.»