Pendant quatre jours, «Le Temps» dresse le portrait de personnes qui, après avoir connu les affres d’une longue traversée du désert, sont parvenues à rebondir.

Les deux premiers volets:


Dans ses élans fougueux, dans ses idées qui crépitent à la minute, Robin Cornelius, 62 ans, est resté le même. Le même hyperactif qui, enfant, ballotté d’une institution privée à l’autre, assommait ses professeurs d’une ribambelle de questions. Le même esprit brillant qui, un jour, eut une idée.

Longtemps, Robin Cornelius a été «Monsieur Switcher». Un géant gentil à la tête d’un empire ourlé de coton équitable. Longtemps, le fondateur de la marque à la baleine jaune a travaillé, vécu, pensé pour cette ligne de vêtements pas comme les autres: basique et colorée, simple et efficace, suisse avant tout. Cette marque qui, pour des générations, était devenue un symbole du génie helvétique, au même titre que le Cenovis ou le Rivella.

Tout s’est arrêté le 6 juin 2017. Ce matin-là, les derniers restes de la société basée au Mont-sur-Lausanne ont été bradés par lots. Des milliers de vêtements, des objets aussi improbables que des tirelires en plastique ou des ventilateurs, cédés aux plus offrants. Trois heures de vente intensive pour liquider définitivement trente ans d’une aventure menée tambour battant au nom du slogan «Made with respect». L’épilogue d’une lente dégringolade.

Les dernières années ont en effet égratigné la success-story vaudoise. Minée par des conflits internes, l’entreprise voit son chiffre d’affaires fondre depuis 2007. Peu à peu, le climat se dégrade, début 2016, les salaires se font attendre, les stocks ne sont plus réapprovisionnés. Et puis, du jour au lendemain, le site internet est désactivé. En mai 2016, le dépôt de bilan sonne comme un tragique rappel à l’ordre. Robin Cornelius assiste, stoïque, au jugement du Tribunal d’arrondissement de Lausanne.

Un «immense gâchis»

«Ce que ça m’inspire? Un immense gâchis», lâche sobrement Robin Cornelius, 62 ans, installé dans son bureau épuré à Lausanne. Point de tremblements ni de secousses dans sa voix. La plaie de Switcher, profondément enfouie, ne cicatrisera sans doute jamais, mais elle reste invisible aux yeux d’autrui. Le deuil, lui, s’est effectué par étapes. Depuis 2010 déjà, au moment où il cède la majorité de ses actions dans l’entreprise aux enfants de son partenaire historique basé en Inde, puis en 2014 où il quitte la présidence du conseil d’administration, au vu de divergences irréconciliables avec les actionnaires majoritaires.

Les bras croisés, l’entrepreneur laisse un instant son regard aigue-marine se perdre dans le vide. Il a du mal à gratter le vernis du passé, il déteste «l’ego-trip», et pourtant… Au départ, il y a bien eu un rêve, son rêve. En 1978, alors âgé de 25 ans et étudiant en HEC à Lausanne, le jeune Robin regarde, émerveillé, le président américain Jimmy Carter faire son jogging dans le parc de la Maison-Blanche. «Engoncés dans leur costard, ses deux gardes du corps le suivaient avec difficulté, raconte-t-il, le sourire mutin. Lui respirait la décontraction dans son ensemble gris clair. A l’époque, de telles pièces n’existaient pas en Suisse. Je me suis dit: il faut le faire!»

Entre deux cours, il griffonne les contours d’une collection simple, aux formes amples, disponible dans une vingtaine de coloris. Puis, il part à Porto, officiellement pour terminer son travail de licence en sciences politiques sur la décolonisation africaine, officieusement pour visiter des usines de textile. Entre deux lectures à la bibliothèque, il court les entrepôts en bermuda, achète des pièces de coton, de molleton par kilos.

«Les gens te collent une étiquette»

Les débuts se résument en quelques phrases. «J’ai démarré avec pas grand-chose, dans les locaux d’un ami à Lausanne, raconte-t-il. On envoyait les paquets nous-mêmes.» Il choisit la baleine comme emblème pour son côté enfantin, mystérieux. «C’est un mammifère pacifique, puissant, une force tranquille qui impressionne et fait rêver.» Portée par la globalisation, Switcher décolle rapidement. «Plus qu’un projet économique, Switcher se voulait social, culturel», s’enflamme Robin Cornelius, faisant allusion aux écoles et dispensaires que la marque finance à travers le temps. «Si l’industrie du textile était un jardin, nous étions le gazon. Les fleurs luxuriantes du luxe hypnotisent l’œil. Le gazon, on ne le remarque pas, mais il est indispensable.»

Sous ses airs détachés, Robin Cornelius conserve un souvenir poignant des années Switcher. «Quand tu crées une marque, elle devient un peu ton bébé, confie-t-il. Dans une petite ville, dans un petit pays, tu deviens rapidement un mono-produit. Les gens te collent une étiquette: quand ils te croisent, ils ne te demandent pas comment tu vas, mais comment vont les affaires…»

Le one man show: un raccourci à ses yeux erroné. «Switcher représentait avant tout des gens, des fans et des idées, clame-t-il. Ma vision de la baleine était insubmersible. Or, au fil du temps, j’ai vu cette culture changer, s’éloigner des clients. On peut facilement déléguer l’opérationnel, mais pas la culture d’entreprise, elle est imprégnée de ta patte propre. Je ne l’ai compris que trop tard.»

«Intelligence collective»

Paradoxalement, la rupture avec Switcher a permis d’accélérer le développement d’un nouveau projet: Product DNA, une société spécialisée dans la traçabilité de plus de 70 millions de produits, du bois de construction au miel en passant par le granit de chantier et les cosmétiques. Robin Cornelius s’y investit dès 2005. A travers un QR Code, le consommateur peut remonter à l’origine du produit et découvrir toutes les étapes de sa fabrication. Prochainement, il pourra également visionner des mini-vidéos explicatives réalisées à l’aide d’un algorithme basé sur l’intelligence artificielle. Si Robin Cornelius rechigne à gratter le vernis du passé, il n’aime pas davantage entrer dans les cases: «Ce n’est pas un rebond, c’est un déplacement du champ, avant je pensais au produit, aujourd’hui je pense avant tout au consommateur.»

Product DNA s’inscrit dans la lignée d’une consommation éthique et durable, un domaine déjà exploité par Switcher, qui s’est révélé précurseur en matière de textile responsable. «Il est aujourd’hui essentiel d’intégrer le consommateur dans l’équation, lui qui évolue, a de nouvelles attentes, veut savoir d’où vient ce qu’il achète, lance Robin Cornelius avec enthousiasme. En face, les entreprises responsables doivent être capables de dire pourquoi elles fabriquent un produit, dans quelles conditions et où.»

Jadis sous les feux des projecteurs, Robin Cornelius travaille aujourd’hui en toute discrétion, entouré de quatre associés, tous entrepreneurs. Qu’importe, la mission dont il se sent investi, celle de changer le monde petit à petit, dépasse tous les honneurs. «Chez Product DNA, les compétences sont réparties. Cette intelligence collective porte une utopie.» Ce qu’il y gagne? Des épaules plus légères et une inébranlable liberté.


En bref

1956 Naissance à Stockholm.

1981 Création de Switcher.

2005 Lancement de Product DNA SA.

2010 Cède la majorité du capital Switcher. 

2014 Quitte la présidence de Switcher.

2016 Faillite de Switcher.