Sarah Droz, des chiffres et des êtres en ville
Mutations urbaines (1/4)
Mieux éclairer, anticiper les peurs, penser des quartiers et des infrastructures au plus près des besoins des habitants… Voilà le quotidien de Sarah Droz, ingénieure en mobilité et membre du réseau Lares

Architectes, urbanistes, spécialistes de l'énergie et de la mobilité... ils œuvrent aux transformations urbaines. Cet été, «Le Temps» propose une série de quatre portraits en lien avec le programme du Forum des 100 du 14 octobre prochain. Thème: «Les villes au cœur du changement» (Inscription ici).
Il y a des gens qui, l’air de rien, vous changent la ville. Un banc à l’ombre sur le chemin du supermarché, une aire de jeux sécurisée, une impasse bien éclairée dès la nuit tombée. «On fait partie de celles et ceux auxquels, quand on fait bien notre boulot, on ne pense jamais, et c’est très bien comme ça, lance Sarah Droz, ingénieure en mobilité urbaine. C’est quand il manque quelque chose que les habitants – et, plus souvent encore, les habitantes dont on n’anticipe pas toujours les besoins – s’en rendent compte.»
Née dans une famille romande installée à Berne, la trentenaire a grandi en construisant des entrepôts en Lego avec son grand frère et son père chauffeur de poids lourds, sous le regard amusé de sa mère infirmière. «On ne nous a jamais contraints à jouer lui avec des camions, moi avec des poupées: notre éducation a toujours été très égalitaire.»
Révoltée face à l’injustice
L’enfant timide devient une adolescente réservée, portant en elle des convictions discrètes mais bien enracinées. Du harcèlement scolaire subi par les plus petits qu’elle aux remarques désobligeantes de certaines professeures, «j’étais comme habitée par un sentiment de révolte face à l’injustice, souligne-t-elle. Peut-être qu’il vient de ma mère, qui m’avait emmenée à la première grève féministe, en 1991. Elle-même élevée par ma grand-mère, qui appartenait à la première génération de femmes à pouvoir aller voter et qui le célébrait. Ou de mon père dyslexique, qui a dû se battre pour trouver sa place. Aucun d’eux ne s’est jamais contenté de ce qu’on voulait bien lui donner.»
Militer en politique: elle le respecte mais ne s’y retrouve pas. Une approche conciliante, pragmatique, lui parle davantage. Après un bref détour par un programme d’architecture de l’EPFL dont elle garde un souvenir amer («on faisait tout pour nous décourager»), l’amour des maths et de la physique la pousse vers le génie civil. Un cours de sociologie des transports combine tout ce qui fait sens à ses yeux: des chiffres et des êtres. «Quand on envisage une route, la première question est: «pour quoi, pour qui?» Pour amener les enfants à l’école? Pour conduire un poids lourd? C’est la première fois dans mon cursus que l’humain faisait vraiment son apparition.»
Un véritable mentor
A 24 ans, elle intègre en stage le Büro für Mobilität (bfm AG), aux côtés de sa maîtresse de stage qui se révélera être un véritable mentor: la géographe Martina Dvoracek, elle-même membre d’un réseau de professionnels qui étudient la planification urbaine du point de vue du genre: Lares (dans la Rome antique, les dieux ou esprits protecteurs de certains lieux et familles).
«Le constat est simple: souvent, les bureaux d’ingénieurs, les chefs de projet, les jurys des concours d’architecture sont composés d’hommes dont la perspective, le vécu, ne tient pas compte de certaines réalités, malgré les meilleures intentions. Lares permet d’intégrer ce point de vue et de dire: ici, une femme enceinte ou une personne âgée a besoin d’un banc pour s’asseoir; là, le design de l’escalier d’une gare est certes très beau, mais il crée une zone vide et sombre propice au sentiment d’insécurité. Les femmes, et les hommes dans une moindre mesure, évitent les zones où elles pourraient craindre d’être prises à partie, surtout la nuit. Ce n’est pas un mythe.»
Loin d’être découragée par tout ce qu’il reste à faire, la jeune professionnelle réalise le chemin qu’ont permis de parcourir celles qui, des décennies avant elle, avaient mobilisé les pouvoirs publics sur cette question. Eva Keil, à Vienne, dans les années 1990, ou encore l’Allemande Barbara Zibell, une des pionnières de l’analyse du genre dans l’urbanisme et l’architecture, membre fondatrice du projet Lares. Elle découvre aussi la frontière poreuse entre la réponse aux besoins réels d’une partie de la population et une forme de victimisation que personne n’a demandée. «C’est une chose d’avoir des places de parking réservées aux familles pour que les enfants puissent descendre de la voiture. C’est autre chose d’estampiller des places plus larges «spécial femmes»…»
Une réelle plus-value
Depuis ce premier stage, l’Aar a coulé sous les ponts bernois et Sarah Droz, 35 ans, officie désormais au comité directeur de Lares. Deux fois par an, elle invite les professionnels de la construction et les utilisateurs et utilisatrices à débriefer la conception d’une infrastructure ou d’un quartier. «Au début, les cabinets d’architecture nous voyaient d’un très mauvais œil. Mais peu à peu, tout le monde a admis que la plus-value était réelle. Plus tôt la dimension du genre est intégrée, meilleur en est le résultat. Et au passage: non, ça ne coûte pas plus cher d’imaginer des infrastructures pensées pour toutes et tous.»
Pour y arriver, l’alchimie entre public et privé doit prendre. Après trois ans à planifier la mobilité dans la commune de Köniz (BE), sous la responsabilité politique d’un agriculteur UDC plus coopératif qu’elle ne l’aurait jamais espéré («les faits parlent d’eux-mêmes»), Sarah Droz vient de changer de cap en intégrant Metron, un bureau d’études privé mandaté par des clients privés et publics pour concevoir mobilités urbaines et espaces publics, au plus près des besoins.
Selon elle, tous les signaux sont au vert aujourd’hui pour imaginer des espaces citoyens plus intelligents. «La pandémie a montré que les villes pouvaient être réactives. On a vu des municipalités mettre en place des pistes cyclables, de nouvelles terrasses pour les restaurants. Comme quoi, c’est souvent une question de sensibilisation, de timing et de priorités.»
Profil
1986 Naissance à Berne.
2010 Obtention du diplôme d’ingénierie civile à l’EPFL.
2011 Premiers pas avec Martina Dvoracek au sein de Lares.
2014 Entrée au comité directeur de Lares.
2021 Début chez Metron.
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