Ce matin-là, à l’aube, elle a couru après un veau. Le jeune bovin né la veille avait, on ne sait comment, franchi la clôture et s’en était allé batifoler dans le champ des voisins. Une journée sportive commençait. Sophie Chuard est habituée à ce rythme effréné. Un début de journée dans les prés, à Cugy (VD), parmi 19 hectares et avec ses Dexter, du nom de la race de ses vaches.

Puis, le temps de troquer bottes et salopette contre un chemisier blanc et un pantalon noir, on la retrouve, avenue Haldimand, les «Champs-Elysées d’Yverdon», à l’institut de beauté Orphée. Elle y est chez elle autant qu’à la ferme. Et, surtout, ne quitte jamais ce sourire pimpant, le même à la ville qu’à la campagne. Drôle de vie. Concilier le tout? Pas facile «mais possible si l’on est organisé».

Brevet de dermapigmentologue

Bouquets d’arôme, flacons de parfum, lumières tamisées, fauteuils pour dames (et pour hommes) et une petite musique de fond: Sophie Chuard est la patronne d’Orphée. Elle se consacre presque exclusivement au maquillage permanent. C’est sa spécialité. En 2020, elle a décroché le brevet fédéral de dermapigmentologue. Il y avait deux autres étudiantes avec elle. Autant dire que ces professionnelles ne courent pas les salons de beauté.

Les clientes viennent de loin, Genève, Lausanne, Fribourg ou même Lyon. La technique consiste à insérer des pigments dans le derme, sur les sourcils, les paupières ou encore les lèvres. «C’est un maquillage qui dure jusqu’à deux années. On se réveille le matin déjà toute prête et l’on semble fraîche et alerte à toute heure de la journée ou de la nuit.» Sophie Chuard pratique aussi l’effaçage de tatouages qui ne sont plus désirés.

Enfant, elle passait son temps dans les écuries, auprès des vaches et de son poney. «J’étais crottée tout le temps», se souvient-elle. La famille cultivait le tabac, tradition dans la Broye. Pas de vacances l’été mais les récoltes. Le tabac pendu dans le hangar, qui va sécher durant quatre à cinq mois. L’hiver, on dépend et l’on trie les feuilles. La petite Sophie se mêle aux saisonniers qui viennent parfois de loin, racontent leur pays, leur famille.

Ecole à Cugy, le secondaire à Estavayer-le-Lac, puis un apprentissage d’esthéticienne à Lucens (VD). Ce qui surprend sa maman. Elle a alors 16 ans et se découvre coquette. «Je voulais avant tout être indépendante, gagner ma vie, ouvrir ma boîte. Et j’avais déjà un côté social, j’avais envie d’apporter du bonheur. Rendre les gens beaux, en prendre soin, c’est un moyen d’y parvenir.»

A 18 ans, elle quitte le foyer familial et s’installe à Lucens. «Ma patronne d’apprentissage m’a revendu son salon. J’avais déjà une clientèle.» Elle déménage ensuite son salon à Moudon, s’associe avec un coiffeur, sa clientèle suit. L’entreprise prend de l’ampleur. Elle ouvre un second institut à Yverdon-les-Bains avec une amie. Huit employés sur les deux sites. Durant la crise sanitaire, elle a fermé boutique en tout et pour tout sept semaines. «C’est une clientèle de campagne, pas de bureau, qui est proche de nous. Je n’ai jamais autant travaillé que durant la pandémie», relève-t-elle.

Il y a deux ans, elle a entamé un retour à la ferme pour soulager ses parents. Avec son compagnon, elle a rénové l’appartement de son grand-père, tout près de l’exploitation. S’est juré que le patrimoine familial, les champs et le bétail ne devaient jamais disparaître. Ses deux frères, l’un comptable, l’autre magasinier, et un cousin ont promis de la soutenir. Mais la reprise d’une exploitation agricole, loi oblige, passe par la présentation d’un certificat de capacité.

Le temps des cerises

Sophie Chuard est enceinte de son fils lorsqu’elle s’en va à la fois suivre des cours d’agricultrice à Moudon et de dermapigmentologue à Fribourg. «Je passais d’un classeur à l’autre», sourit-elle. Si elle ne côtoie que des étudiantes femmes en esthétisme, elle fait face dans l’agriculture à des élèves des deux sexes. «Il y avait de tout, des avocates, des employées de commerce, des enseignantes. Des personnes qui voulaient changer quelque chose dans leur vie et ça passait par un retour à la terre», précise-t-elle.

Elle a dû néanmoins baisser le rythme pour s’occuper de son fils qui a 2 ans et des travaux aux champs. Elle a rendu les clés du salon de Moudon pour se consacrer pleinement à celui d’Yverdon. Et ces derniers mois, ça sonne souvent chez Orphée pour des prises de rendez-vous. «Les gens ont besoin qu’on prenne soin d’eux, c’est un effet de la crise sanitaire. Et beaucoup de clientes demandent en ce moment un maquillage permanent, parce que le port du masque cache la cicatrice qui dure une dizaine de jours.»

Sophie Chuard est en train de mettre en place avec une collègue un module de cours d’une année consacré à la dermapigmentation. Et puisque juin est arrivé, il faut penser à la cueillette des cerises et à leur mise en vente. Pas sûr cette année que les paniers soient pleins, à cause du récent épisode de gel printanier. Un aléa de la profession qui pèse peu face au plaisir de courir après un veau.


Profil

1992 Naissance à Cugy.

2001 CFC d’esthéticienne.

2018 Cours d’agriculture.

2019 Naissance de son fils.

2020 Brevet de dermapigmentologue.


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