La scène se déroule dans un palace romand. Il est vendredi soir, le bar est bondé, et voici que s’avance une jolie blonde un brin BCBG. Elle porte un sac griffé, des baskets, un jean déchiré et un «hoodie» oversize, le genre de pull à capuche que l’on imaginerait plutôt sur Kanye West ou Rocky Balboa.

Et alors? Et alors rien. Aucune remarque désobligeante, pas un seul serveur ou client pour demander à la créature d’aller enfiler des escarpins ou une robe à fleurs. Longtemps honni par les élites, le streetwear, ce style vestimentaire issu de la rue, est aujourd’hui admis dans la bonne société. Au sein de ce champ social ultracodifié, troquer sa cravate pour un survêtement peut même être considéré comme une marque d’audace, de modernité.

Un changement de perception

Ce changement de perception doit beaucoup aux podiums. Sur le calendrier des fashion weeks, les marques les plus attendues s’appellent Off-White, Y/Project, Hood by Air, Gosha Rubchinskiy, Nasir Mazhar ou Vetements. De jeunes griffes mélangeant sans complexes les codes associés au streetwear (baskets, hoody, t-shirt à logo, jeans larges, pantalon de survêtement, etc.) avec ceux du luxe (qualité des coupes et des matières, défilé dans des lieux prestigieux, prix à trois ou quatre chiffres).

Brute, viscérale, l’esthétique des rues s’invite aussi chez les grands noms de la mode comme Gucci, Saint Laurent, Dior ou Balenciaga, des mastodontes aspirant à rester en phase avec une clientèle jeune et connectée. La lune de miel entre culture légitime et subculture a été définitivement consommée en janvier dernier lorsque Louis Vuitton a dévoilé sa collaboration avec Supreme. Pour l’automne-hiver 2017-2018, Kim Jones, le directeur artistique de la ligne masculine, a fait imprimer le logo de la mythique marque de streetwear sur le cuir du malletier, mais aussi sur des t-shirts ou des chemises en jean. Un coup de génie marketing qui a entraîné d’intenses discussions au sein de la communauté street, le site highsnobiety.com allant jusqu’à titrer: «C’est officiel, streetwear et mode de luxe sont la même chose.»

Origines sociales et rejet des conventions

Bien sûr, s’approprier les codes populaires pour les retranscrire sur les podiums n’a rien de nouveau. Pour Yves Saint Laurent par exemple, la mode des rues, la façon dont elle était vécue, constituait une pâte à démodeler les conventions bourgeoises. Plus proches de nous, Hedi Slimane ou Riccardo Tisci chez Givenchy ont depuis longtemps délivré leur version haut de gamme du t-shirt graphique ou du sac à dos. Ce qui a changé, c’est l’étendue du phénomène, aujourd’hui global.

L’effet Internet? Oui, mais la réponse est trop facile. Il faut parler du renouvellement générationnel des designers, qui sont toujours le produit d’un environnement et d’une culture. Les Demna Gvasalia (Vetements et Balenciaga), Gosha Rubchinskyi, Virgil Abloh (Off-White) n’ont pas exactement grandi dans un atelier de couture. Nés dans les années 1980, leur imaginaire a été nourri à l’architecture brutaliste, aux survêtements de football, aux rampes de skateboard, aux rave parties et aux t-shirts à gros logo. Dans leurs collections, c’est l’inconscient de la décennie 1990, celle de leur adolescence, qu’ils exhument, bousculant au passage les conceptions traditionnelles de la mode.

Notre époque aussi a changé. L’identité sociale et sexuelle des individus n’est plus gravée dans le marbre des institutions. Elle est multiple, plurielle. Conséquence logique, les uniformes perdent en pertinence. L’autorité et le pouvoir n’ont plus forcément besoin de s’affubler de talons aiguilles ou d’un costume-cravate. Une brèche s’est ouverte dans nos certitudes. Le streetwear s’y est simplement engouffré, infusant réalisme et liberté dans les esprits et les garde-robes. Et parce que les flux créatifs ne circulent pas à sens unique, les griffes comme Supreme, Palace ou Stüssy puisent elles aussi dans le travail de grands designers comme Raf Simons (un demi-dieu dans la communauté street), Helmut Lang ou Rei Kawakubo, la fondatrice de Comme Des Garçons.

Hygiénisme vestimentaire?

Malgré son succès commercial, le rapprochement entre la mode des podiums et celle de la rue ne fait pas que des émules. Interviewé par «The New Yorker», l’Afro-Américain Shayne Olivier, fondateur du label underground Hood by Air, s’est insurgé contre ces «designers blancs» qui dénatureraient les vêtements de son adolescence. Surprise: les questions raciales ne sont pas complètement solubles dans le hoodie. Rappelons qu’en tant que style vestimentaire, le streetwear a émergé aux Etats-Unis dans les années 1980 sur fond d’un racisme dont souffraient principalement les Noirs et les Latinos. A cette époque, porter des baskets ou un survêtement n’était pas seulement une mode, mais aussi un acte identitaire, une façon de défier les pouvoirs établis.

Le genre de charge subversive qu’évacue complètement l’univers très standardisé des marques de luxe. Sur les podiums du moins. Qui a oublié l’affaire de Trayvon Martin, ce jeune Afro-Américain abattu en 2012 par George Zimmerman, un vigile d’origine hispanique qui le croyait armé. Le soir du drame, Trayvon portait un sweat-shirt gris à capuche, un vêtement qui cristallise les clichés sur les jeunes délinquants. Suite à l’acquittement de Zimmerman, les défenseurs des droits civiques se sont mis à revêtir des hoodies en guise de protestation contre l’injustice raciale. On ignore si ces pulls étaient griffés.