Portrait
Finaliste au Festival international de mode et de photographie de Hyères, la créatrice Genevoise signe une collection racée qui rend hommage au tatouage, sa dernière expérimentation

Tina Schwizgebel-Wang est née sous une bonne étoile. C’est le moins qu’on puisse dire. Petite dernière d’une famille de virtuoses, elle grandit dans le quartier multiculturel des Pâquis aux côtés de son père, Georges, figure du cinéma d’animation, de son frère, Louis, pianiste prodige, et de sa mère, Yaping, prof de dessin. Virtuose, la Genevoise d’origine chinoise l’est aussi. A 29 ans, elle s’impose comme l’une des créatrices de mode les plus prometteuses de sa génération et défendra les couleurs de la Suisse au Festival international de mode et de photographie de Hyères, dont la 34e édition aura lieu du 25 au 29 avril.
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Un honneur dont elle mesure à peine l’ampleur. «J’ai appris la nouvelle la veille de mon anniversaire, raconte la jeune femme avec enthousiasme. C’est une incroyable opportunité de rencontrer des artistes du monde entier, de voir ce qui se fait ailleurs et surtout de présenter ma collection de master en dehors du contexte académique.» Dans ce grand raout de la mode, au cœur du Var, les diplômés de la HEAD ont brillé ces dernières années. Pour Tina Schwizgebel-Wang, l’enjeu est grand.
«Mère-tigre»
Baskets et sac à dos imperméable, la jeune créatrice cultive une allure décontractée, un total look noir, minimaliste, hipster avant l’heure. Adossée contre les planches de bois des Bains des Pâquis, où elle aime flâner, été comme hiver, elle confie ses rêves et ses espoirs, avant le grand tourbillon: son départ à Paris pour préparer la silhouette Chloé qu’elle présentera à Hyères.
Avec son ton désinvolte et ses manières enjouées, Tina incarne la rencontre entre la rigueur de la culture chinoise et une créativité explosive. Enfant, elle baigne dans un univers de musique et de cinéma. C’est pourtant vers l’art qu’elle tend, inexorablement. D’une main de fer, sa «mère-tigre» la pousse à dessiner, à ouvrir chaque jour une nouvelle page blanche. Dès l’âge de 8 ans, Tina remplit des cahiers entiers de croquis à l’encre de Chine, des silhouettes frêles, courbées dans le vent, des cimes enneigées, des poissons pendus la gueule en avant, la rotonde des Bains des Pâquis, déjà. Ce qui lui vaut de remporter le premier prix au festival de BD Fumetto deux années consécutives.
Vêtements recyclés
S’entraîner sans relâche: la devise maternelle vaut pour les cours de violoncelle, de dessin ou encore de cuisine chinoise. Entre deux, presque en cachette, la designer confectionne ses propres habits pour ses copines et elle. Des chutes de tissu, du jean, des patchworks qu’elle revisite au gré de ses envies. «Je recyclais de vieux vêtements ayant appartenu à mes parents, des fripes chinées au marché aux puces, tout ce qui me tombait sous la main», sourit-elle. Une habitude qu’elle a gardée. A ses pieds, une banane en toile bleu roi rappelle les couleurs d’une grande chaîne suédoise.
A 16 ans, Tina se rebelle. Le dessin, le violoncelle, les concerts en public: l’adolescente rêveuse qu’elle est alors étouffe dans ce carcan. «En pleine crise, j’ai failli tout arrêter, mais ma mère m’a poussée à finir le collège.» En 2011, sa maturité en poche, elle entame un bachelor en arts visuels à l’ECAL. Un prétexte pour quitter le cocon familial. C’est avec fougue, qu’elle embrasse alors l’univers de l’art contemporain, apprend à défendre ses travaux face à l’intransigeance des jurés et multiplie les modes d’expression: installation, vidéo, sérigraphie, gravure. Une école de formatage? «Pas vraiment, répond-elle. Il y a certes des courants auxquels on adhère plus ou moins, mais, au final, le statut d’artiste ne dépend pas d’un diplôme.»
«Le crabe et la mécano»
Après son bachelor, elle a besoin d’air. Restée très proche de la culture chinoise, elle s’embarque pour Shanghai dans le but d’apprendre la calligraphie. Sur place, au sein de la résidence offshore et dans les ruelles de la concession française, où «tout semble possible», la jeune femme multiplie les rencontres. Mara Tchouhadjian en fait partie. C’est avec elle que Tina fonde «le crabe et la mécano», un collectif de dessin à quatre mains. Elle est le crabe, Mara la mécano. Ensemble, elles ont réalisé, notamment, la fresque murale qui orne l’entrée du concept store Foound aux Grottes. Deux muses à la chevelure entremêlée.
En parallèle, sa tante Yacheng, styliste, la pousse à reprendre la création de vêtements dans son atelier de couture à Shanghai. Tina écume les marchés, teste des formes, des modèles, renoue avec ses amours d’adolescente. De retour à Genève, elle se lance dans un master en section design mode et accessoires à la HEAD. Le rythme est intense, son mode de fabrication artisanal, à la limite du bricolage, est mis à mal. «La première année a été très dure, confie-t-elle, je n’avais pas les bases techniques nécessaires, je ne savais pas dessiner un patron. En clair, je ne rentrais pas dans les cases.» La main en visière pour se protéger de l’intense soleil de février, elle replace les mèches lisses et noires qui encadrent son visage.
Tatouage artisanal
Plus brouillonne que perfectionniste, Tina s’accroche et trouve peu à peu sa place. Au terme d’une année éprouvante, la jeune femme décide de partir à Berlin pour prendre du recul. Elle y découvre la tendance du «home made tatouage» à l’encre et à l’aiguille. «Je me suis d’abord entraînée sur des peaux de pamplemousse, puis sur du cuir, avant de commencer à tatouer mes amis», raconte-t-elle. Avant d’être un motif ou un symbole, le tatouage marque à ses yeux un moment, il permet à «un instant éphémère d’exister pour l’éternité». Au-delà de ses proches, son propre corps lui sert de cobaye – plusieurs de ses dessins ornent aujourd’hui ses jambes.
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De retour à la HEAD, Tina œuvre jour et nuit pour sa collection de diplôme, baptisée Inked, en hommage au tatouage. Une à une, ses douze tenues décrivent les différentes phases du processus, superposées les unes sur les autres. Pour «préparer la peau», elle utilise de vieux manteaux de fourrure qu’elle rase. Pour la cellophane, elle recycle des emballages de tissu. «A la fin, le motif est gravé sur du cuir, imprimé en sérigraphie ou brodé sur du tissu», explique-t-elle. Le tout dans des tons naturels: brun, beige, blanc et noir évidemment. Fortement déstructurées, les formes s’inspirent de la mode asiatique avec cols Mao, pantalons cambodgiens.
«Smallfaces»
En parallèle, Tina décline le motif du voyage en revisitant les objets qu’on trouve dans les avions, du masque pour les yeux au coussin gonflable. En guise d’accessoires, des boucles d’oreilles dites «Smallfaces», en céramique blanche. Les yeux plissés, la bouche entrouverte, ces petits personnages au crâne amputé, pendus à un fil de fer, toisent le spectateur d’un air énigmatique.
L’envol est proche. Pourtant, depuis sa coloc de la Ciguë, au cœur de la Jonction, Tina ne rêve pas de paillettes. Plus attirée par Maison Margiela que par Roberto Cavalli, par les défilés privés en appartement que par les palaces marbrés, la jeune femme juge avant tout un vêtement sur sa capacité à interpeller, à susciter une réflexion. Au-delà du produit fini, c’est avant tout la création qui la fait vibrer. Peut-être une trace de son bagage protéiforme, qui fait d’elle une artiste avant tout.