Son allure suffit à résumer la force de son propos. A priori, sa jupe-culotte et son blouson bleu marine n’ont rien de particulièrement excitant. Sauf qu’à y regarder de plus près, le maillage du tissu est hautement sophistiqué, son tombé d’une rare justesse, sa coupe d’une extrême précision. Des vêtements à la fois discrets et puissants. Discrets parce qu’ils n’écrasent pas, ne définissent pas la personnalité de celui ou celle qui les porte. Puissants parce qu’ils font apparaître une énigme, un mystère que seule une connexion intime permettra de percer. Puis, il y a ces chaussures. Les fameuses «Willow», des bottines à triple boucle aux lignes fluides et terriblement contemporaines. Depuis leur création en 2017, les femmes se les arrachent régulièrement dans les boutiques John Lobb, luxueux chausseur anglais qui s’est pendant longtemps adressé… aux hommes.

Nouvelle couleur

Depuis juin 2014, Paula Gerbase, 35 ans, est la directrice artistique de John Lobb, maison née en 1866 dans les Cornouailles et rachetée en 1976 par Hermès. Une nomination posée comme un défi à celle qui n’avait, avant son embauche, jamais touché une chaussure de sa vie. Défi relevé puisque dès ses débuts, la designer de mode – également directrice artistique de sa propre marque de vêtements 1205 – intrigue et surprend par sa capacité à souligner le caractère de la marque tout en l’inscrivant dans la modernité et la recherche de mouvement.

La maison a pour habitude de s’adresser aux gentlemen anglais? Pour sa première collection, Gerbase dégaine une basket de ville avec une semelle en gomme, un crime de lèse-majesté pour tout dandy qui se respecte. Sauf que les clients adorent et en redemandent. Le jaune est la couleur signature de John Lobb? La directrice artistique la supprime et opte pour le lie-de-vin, en référence aux premières boîtes de la marque et à la mousse des sous-bois du Dartmoor, une région montagneuse située à proximité des Cornouailles. Enfin, pour l’automne-hiver 2017, elle lance une collection pour femme. Des modèles qui appellent à l’exploration, comme des bottes équestres ou des mocassins rappelant les premiers modèles imaginés dans les années 1990 et complètement tombés aux oubliettes. «Je suis très curieuse et obsédée par le détail. Etre une outsider dans le milieu de la chaussure ne m’a jamais fait peur, je pense que c’est cela qui a rendu mon propos original et captivant», observe l’intéressée.

Je veux continuer à faire des souliers dont seuls les propriétaires connaissent les détails.

Silence vertueux

Née au Brésil d’une mère allemande pneumologue et d’un père italien médecin pour l’Organisation mondiale de la santé, Paula Gerbase a grandi aux Etats-Unis et à Genève, où elle a vécu entre ses 11 et 19 ans. «Quand j’ai posé mes valises en Suisse, j’ai eu l’impression que j’arrivais enfin chez moi. C’est un endroit où je me suis tout de suite sentie bien, en particulier en Valais, où mes parents possèdent un chalet. J’essaie d’y retourner autant que possible pour marcher dans la nature et me ressourcer.»

Ce besoin de calme et de silence ne quittera plus la jeune femme, qui intègre à 19 ans la Central Saint Martins à Londres. Dans cette prestigieuse école de mode, ses camarades de classe se rêvent en futurs John Galliano ou Alexander McQueen. Des rêves de grandeur que l’étudiante ne peut supporter. «On nous poussait à imaginer des concepts farfelus en nous disant qu’on deviendrait des stars, mais personne ne savait coudre une manche.» Pour se frotter à cette technique que l’académie lui refuse, Paula Gerbase frappe à la porte des artisans de Savile Row, la rue des tailleurs londoniens, haut lieu de l’élégance britannique au masculin. Les premiers mois, elle n’aura pas le droit de toucher à quoi que ce soit, apprentissage oblige. «Je passais d’une l’école où l’on se croyait tous des génies à un univers où chaque jour on me répétait que je ne savais rien. C’était tellement rafraîchissant. Il y a dans cette attitude une honnêteté qui me touche beaucoup.»

Geste technique

Chez John Lobb, le succès de Paula Gerbase s’explique en partie par cette recherche de discipline et d’humilité. Pendant ses six premiers mois, la nouvelle directrice artistique ne touche pas un crayon. Pour mieux comprendre la marque, son fondateur et ses valeurs, elle se met à fouiner dans les archives, un programme quasi archéologique qui lui révèle la réalité sous un tout autre jour. «J’avais toujours pensé que John Lobb était une marque pour gentleman anglais buvant du whisky et fumant de gros cigares. J’avais tout faux. J’ai découvert que John Lobb était en fait un fils de paysan qui a décidé, à 21 ans, de se rendre à Londres à pied, en portant des bottes qu’il avait lui-même dessinées. C’était vraiment un aventurier qui avait créé des chaussures de ski et des patins à glace!» Un aventurier qui réveille l’aventurière Gerbase, puisque la créatrice parcourra elle-même à pied une partie du chemin entre Fowey, le village de John Lobb dans les Cornouailles et Londres. Dernière étape de son travail de recherche, la directrice artistique se poste dans les boutiques de la marque pour parler aux clients. «Je me suis rendu compte que de nombreuses personnes avaient envie de nouveautés et de retrouver la qualité John Lobb dans des modèles plus sport à porter dans des moments moins formels.»

Pour exhumer les racines de la marque et insuffler l’idée de mouvement aux chaussures, Paula Gerbase travaille main dans la main avec les bottiers de Northampton. «J’y ressens la même atmosphère qu’à Savile Row, le souci du détail et du travail bien fait. J’apprends tous les jours d’eux. J’aime travailler en équipe, je n’ai jamais souscrit à l’idée du designer star qui porterait une maison à lui tout seul.» Le prochain défi de la directrice artistique? Toujours plus de technique. «J’aimerais être capable de remettre au goût du jour certaines techniques complexes qui ont été laissées de côté. Le genre de point de couture que l’on utilise pour les chaussures de ski par exemple. Je veux continuer à faire des souliers dont seuls les propriétaires connaissent les détails.»