«If you must get in trouble, do it at the Chateau Marmont.» Quel homme sage que ce Harry Cohn, l’éminent créateur des studios hollywoodiens de Columbia Pictures, lorsqu’en 1939 il prodigue ce conseil aux espoirs du cinéma hollywoodien qu’étaient alors William Holden et Glenn Ford. Aujourd’hui encore, son avertissement nourrit le mythe du Château Marmont. Parce que ainsi tout est dit de l’hôtel, cet espace hors du temps et des contingences quotidiennes, où la liberté de ton et de mouvement est érigée en art de vivre. Cette phrase résume bien la position prise au fil des décennies par l’établissement en tant qu’endroit à part, refuge pour les libres penseurs où seule compte la recherche du plaisir.

Un univers parallèle qui se trouve pourtant au milieu du Sunset Strip, le tronçon le plus encombré de Sunset Boulevard, cette artère de plus de 35 kilomètres qui traverse la ville de Los Angeles d’ouest en est. Le Château Marmont se situe en­viron au milieu du tracé au nom cinématographique, dans l’un de ses derniers virages avant qu’il ne devienne rectiligne et que ne ­se dévoilent dans les collines ­les ­lettres mythiques, ­H-O-L-L-Y-W-O-O-D…

Ce qui marque de prime abord, c’est l’enveloppe extérieure du bâtiment. L’Européen, habitué aux vieilles pierres, aura de la peine à considérer la demeure – qui prend pour modèle architectural un château de la Loire – avec sérieux… Et pourtant, dans la ville jeune qu’est Los Angeles, le Château Marmont fait partie des ancêtres auxquels on doit le respect. «Dans les années 1930, le Château Marmont et le Sunset Tower Hotel étaient les deux seules bâtisses à s’élever sur plusieurs étages, explique Phil Pavel, concierge et manager du lieu. Le boulevard n’était alors qu’un chemin de terre sur lequel passaient les calèches.» A l’origine, le Marmont ne devait pas être un hôtel mais un complexe d’appartements de luxe. Sa construction prit fin en 1929, soit l’année du krach boursier. «Le propriétaire de l’époque, Fred Horowitz, ne put trouver de locataires en raison de la conjoncture.» Le loyer mensuel de la suite – soit l’appartement le plus cher – était alors de 750 dollars… Aujourd’hui, le prix pour une seule nuit dans cette chambre atteint 5500 dollars. «Horowitz céda en 1931 le Château Marmont pour quelque 750 000 dollars à Albert E. Smith, expatrié britannique et cofondateur de Vitagraph, la société de production qui lança notamment la carrière de Rudolph Valentino. Le nouveau propriétaire se rendit très vite compte qu’il y avait plus d’argent à se faire en transformant le bâtiment en hôtel.» L’industrie du film hollywoodien attirait les visiteurs new-yorkais en nombre. «Smith chercha à offrir à cette clientèle des chambres dont le standing serait équivalent à celui des suites de luxe de la Grande Pomme.»

En lieu et place d’une grande allée arborisée, le visiteur passe par un parking sombre pour pénétrer dans le Château. Vestige du passé résidentiel du complexe – un ascenseur au fond dudit parking permet d’accéder à la réception après avoir montré patte blanche –, cette entrée a le mérite de dissuader les curieux et les paparazzis, qui restent souvent des heures sur le trottoir d’en face à guetter les stars. Mais nous, on a rendez-vous avec Phil Pavel, un nom qui ouvre bien des portes par ici… Pas que le Château Marmont soit fermé au public. Que nenni. Il n’y a même pas de dress code, «as long as you look cool and sexy», nous dira Phil. Néanmoins, le quidam qui tient à prendre place à l’une des tables du patio veillera à réserver au préalable… Ce serait dommage de se voir refouler sous prétexte que tout est complet ou que justement ce soir c’est soirée privée. Ce qui d’ailleurs indique peut-être que vous n’êtes – au choix – pas assez cool ou pas assez sexy. Reste toujours le Bar Marmont attenant, un lieu très fréquenté dont la décoration évoque les décors du film Casablanca et l’ambiance des speakeasys durant la prohibition. Mais là aussi, il n’est pas impossible de s’entendre dire qu’il s’agit d’une soirée privée…

Mais comme nous sommes attendu – et qu’on est cool et sexy – pas de risque de se faire refuser l’entrée. A peine est-on assis sur une sorte de trône face à la réception que la magie opère. On est directement transporté dans un monde à des années-lumière du brouhaha de Sunset Boulevard. Un lieu d’exception pour des personnes d’exception? On n’osait pas y croire, pensant qu’il s’agissait de vils arguments marketing pour cimenter le mythe. Et pourtant… C’est bien ici que toutes les stars du moment – et même celles plus vraiment du moment – défilent. On les a vues. L’après-midi de notre visite, la chanteuse Miley Cyrus et l’actrice Chloë Sevigny barbotaient dans la piscine. Le soir, au restaurant, on a croisé l’acteur Vince Vaughn. ­Assis à la table derrière nous se tenait Jeffrey Deitch, le directeur du Moca (le musée d’art contemporain de la ville), et à gauche le champion du monde de snowboard Shaun White. Même le couturier John Galliano avait pris place un peu plus loin, de grandes mèches blondes décolorées dépassant de son bonnet et cadrant son visage lisse et brillant…

Mais revenons à la visite des lieux et à notre guide, Phil Pavel, qui connaît le Marmont comme sa poche et veille au bien-être des hôtes depuis plus de dix-huit ans. Phil a une gueule taillée pour le cinéma, des traits en provenance directe de l’âge d’or hollywoodien. En plus d’une gueule, il a aussi un rire puissant et communicatif, qui résonne entre les murs épais du Château. L’actrice Rose McGowan a même déclaré au Vanity Fair que de tous les rires qu’il lui a été donné d’entendre, c’est celui-ci son préféré.

Comme beaucoup d’autres, Phil a quitté Chicago sans un sou en poche pour s’installer à Los Angeles et devenir acteur. Malgré son physique cinématographique et ses études d’art dramatique, il ne décroche que de petits rôles. Pour subvenir à ses besoins, il se fait engager au Marmont au début des années 90 comme gérant du restaurant, un métier qu’il pratiquait déjà dans sa ville natale. Quelques années plus tard, il accède au rôle-titre de manager de l’hôtel.

La visite commence à l’étage de la réception. Une cabine téléphonique de 1929 a été gardée intacte à l’intention des clients. «Il fonctionne encore», sourit Phil en nous faisant écouter la tonalité. Au mur, une photo jaunie d’une brochette de stars posant devant le Marmont. «On reconnaît notamment Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks Junior et Clark Gable. Cette cabine, c’est le détail de l’hôtel que je préfère. C’est comme un caisson hors du temps.» C’est presque vrai. Disons que tout le Château nous fait l’effet d’une capsule temporelle, abstraction faite des vêtements des clients et du personnel, qui appartiennent clairement à l’an 2012. On n’a quand même pas l’impression d’être revenu aux années 30, mais on a la conviction de se trouver dans un décor de cinéma. «Comme beaucoup de bâtiments à Los Angeles, celui-ci fut construit par des personnes actives dans l’industrie du film. Tout n’est qu’illusion: les pierres utilisées pour construire le château ne sont en fait que du plâtre travaillé pour ressembler à des pierres… Cet hôtel n’est qu’un gigantesque plateau de tournage!» Au plafond, on aperçoit des robinets et de la tuyauterie ancienne qui courent sur toute la longueur des couloirs. «C’est typique du Château Marmont, ce parti pris de conserver les éléments anciens, même ceux qui peuvent déranger d’un point de vue esthétique et qui seraient consciencieusement dissimulés dans tout autre établissement. Ça participe à l’esprit des lieux.»

L’ascenseur nous conduit au septième et dernier étage, celui du fameux penthouse à 5500 dollars la nuit. «Knock, knock, knock, room-service.» Phil pousse la porte. On pénètre alors dans le plus fabuleux des appartements, entièrement meublé avec des pièces du design danois des années 50 dont un fantastique canapé en velours bleu clair sur lequel une vingtaine de personnes peuvent aisément prendre place. Malgré la beauté de la décoration, on est happé par la terrasse gigantesque, qui offre une vue imprenable sur toute la ville jusqu’à l’océan. A nos pieds, deux bouteilles de champagne vides dans un seau. «Nous devons préparer la suite pour ce soir car nous organisons une fête privée pour toute l’équipe de la série Mad Men.» Acteurs compris. Doux Jésus. On arrive en cuisine, un modèle agencé du milieu du siècle passé aux lignes carrossées comme une Delahaye Type 175 Roadster de 1949. Tiens donc, mais qu’est-ce que cette litière répandue par terre. «Mais qui a fait ça? Un chat-vampire?» s’interroge Phil, éclat de rire anti-déprime maximum en supplément. «Les hôtes ont le droit de venir avec leurs animaux de compagnie.» On ose: «Est-ce que George Clooney a séjourné ici avec son cochon et ami décédé il y a quelques années?» La réponse de Phil vrombit, puissance 4 sur l’échelle de Richter. «George venait sans Max. Mais il aurait très bien pu le prendre, je suis certain que l’animal se serait mieux comporté que certains de nos hôtes!»

Trève de plaisanterie. Ce soir, Don Draper sirotera du champagne sur cet incroyable sofa, là, à portée de main. Mais avant lui? Qui a séjourné dans cette suite? «Howard Hughes espionnait les starlettes au bord de la piscine et lorsqu’il en voyait une qui lui plaisait, il la faisait monter pour lui faire passer une audition.» Ce penthouse, un vrai piège à filles. «De nombreux acteurs célèbres ont passé leurs années de célibat ici. Comme Leonardo di Caprio, Keanu Reeves ou Matthew McConaughey. C’est idéal: pas besoin de se soucier du ménage ou de préparer ses repas. Et si on se sent seul, on peut toujours descendre au bar ou au bord de la piscine: il y a toujours de belles personnes avec qui discuter. Mais si, au ­contraire, on recherche la discrétion, c’est aussi possible. Vous pouvez aller et venir sans que personne ne vous voie, puisque l’ascenseur part du parking et mène directement à l’étage du penthouse, sans même besoin de passer par la réception… Lorsque je suis arrivé au Château Marmont, pendant plusieurs années je n’ai pas mis les pieds dans la suite et je ne savais pas à quoi elle ressemblait de l’intérieur. Le réalisateur Tim Burton y vivait. Pendant tout le temps qu’il dormait ici, je ne l’ai jamais vu.»

Arrêt dans un des appartements inférieurs. Moins impressionnant que le penthouse, la chambre a néanmoins pas mal d’histoires à raconter. C’est ici que Jean Harlow a passé sa lune de miel, sur ce piano qu’Annie Lennox et Lily Allen ont composé leurs albums. Là que Jim Morrison grimpa sur la balustrade et joua en titubant au funambule, avec en contrebas le trafic de Sunset Boulevard. Une scène rejouée par Val Kilmer dans le film The Doors.

Un autre aspect du Château assure de manière inattendue le respect de la vie privée des hôtes. «Il s’agit d’un des premiers établissements construit pour résister aux tremblements de terre. Les fondations sont solides et les murs très épais. Tellement épais qu’on ne peut pas entendre les voisins et qu’ils ne peuvent pas non plus nous entendre, même si on est très bruyant ou qu’on a décidé d’inviter quelques amis dans sa chambre…»

Assurer la tranquillité et l’intimité des hôtes fait partie des nombreux atouts de l’établissement et des raisons qui font que les stars se logent ici. La carte du menu présente une douce mise en garde, «Faites en sorte de vous retenir de prendre des photos», à l’intention des chasseurs de célébrités, professionnels ou amateurs. «On ne peut pas complètement éviter que des images prises à l’intérieur du Marmont et à l’insu des hôtes ne circulent sur le Net. Notre personnel est formé pour reconnaître les paparazzis qui se font passer pour des clients. Vous n’imaginez pas le nombre de sacs cachant des caméras qu’on est parvenus à intercepter.»

On se dirige en direction de l’extension construite dans les années 40 qui offre une piscine et des bungalows privatifs en plus des chambres du bâtiment principal. Sur Sunset, un des nombreux bus à impériale qui promènent les adeptes de «star spotting» – la chasse à l’homme en version dilettante – passe à proximité, le haut-parleur intimant aux passagers de mitrailler. «Auparavant, le Château Marmont était un secret bien gardé. A présent, c’est une icône hollywoodienne. Un statut qui n’a pas que de bons côtés. A commencer par ces horribles bus à touristes. Nous n’avons pas de budget publicité simplement parce que nous n’en avons pas besoin. Los Angeles et les Etats-Unis sont obsédés par la célébrité et comme de nombreuses stars viennent ici, notre promotion se fait toute seule.» Attention néanmoins à ne pas trop attirer les regards. «Si la presse s’intéresse de manière excessive à nous, nous faisons en sorte d’être plus discrets. Nous ne voulons pas que le public pense que n’importe qui peut entrer au Château et espionner les célébrités. Nos hôtes doivent continuer à se sentir ici en sécurité.»

En plus de tenir les paparazzis à l’écart, Phil Pavel veille aussi à «curater» l’expérience «Château Marmont». «Beaucoup de personnes ne comprennent pas ce qu’est le Château Marmont. Ils s’attendent à ce que tout soit blanc, en métal et en marbre, que tout soit impersonnel. Ils ne trouvent rien de cela ici. Nos clients choisissent de venir car ils apprécient le décor figé dans le temps de l’établissement. Le Château Marmont c’est l’anti-bling bling, presque l’anti-luxe.» Toutes les technologies actuelles sont bien évidemment disponibles. «Il faut quand même que nos hôtes puissent se connecter au monde réel!»

«Notre taux d’occupation avoisine les 88%, ce qui est très élevé pour l’hôtellerie, souligne Phil. La majeure partie de notre clientèle vient de New York. Lorsque je suis arrivé ici, j’ai ramené mes amis au restaurant, principalement des personnes de l’industrie du divertissement.» Le bouche-à-oreille a fait le reste, propageant les légendes du Marmont au-delà des océans. «Depuis quelques années, de nombreux Londoniens viennent au Château. Christian Louboutin a séjourné ici et lorsqu’il est rentré à Paris, il a recommandé l’hôtel à ses amis. Depuis nous avons énormément de Parisiens. Ces derniers temps, nous observons une augmentation conséquente de notre clientèle brésilienne.» Somewhere, le film de Sofia Coppola presque entièrement tourné entre les murs de l’hôtel, a également contribué à faire connaître et entretenir le mythe à travers le monde. Phil Pavel y joue du reste son propre rôle. «En revanche, nous n’avons pas d’hôtes chinois. Le Château Marmont ne correspond pas à leur idée d’un hôtel de luxe. Tout est trop vintage pour eux.»

Nous traversons un jardin luxuriant pour arriver au bord de la piscine de forme ovale et rétro. En cas d’urgence, les baigneurs disposent d’un téléphone fixe et de deux bouées, trois charmants vestiges des années 30. «On me demande souvent pourquoi tellement d’artistes et de créateurs viennent ici. Une légende dit que le Château Marmont a été construit sur un vortex énergétique qui favorise l’inspiration.» David Prinz, le cofondateur du label de disques Amoeba Records, qui passait alors à côté de nous ­confirme en saluant Phil. «Justement, hier soir j’étais au centre du vortex.» Déferlante de rires à deux voix. «Le Château Marmont convient particulièrement aux personnes dotées d’une grande sensibilité. Ce qui les stimule ici se trouve dans les détails: la façon dont la lumière pénètre dans les chambres, les matières du mobilier… C’est un tout, une atmosphère qui favorise la création.»

Une atmosphère qui n’est pas fortuite et pour laquelle toute l’équipe du Château Marmont œuvre en coulisses. «On cherche à stimuler les 5 sens de nos hôtes. Le bruit du boulevard est étouffé par les murs et le jardin luxuriant de la partie bungalow. En cuisine, le chef se charge de concocter des mets savoureux à marier avec les meilleures bouteilles de vin. Quant à l’odorat, c’est dans le jardin qu’il est particulièrement en éveil, le jasmin diffuse un agréable parfum surtout en fin de journée.» Pour ce qui est du toucher, c’est le mobilier qui s’en charge. «Nous avons un designer à plein-temps qui restaure les meubles et les antiquités à l’identique. Vous vous souvenez du canapé bleu de la suite?» Celui où Don Draper va s’asseoir dans quelques heures. «Son étoffe coûte 100 dollars le centimètre carré. Nous sacrifions une bonne partie du budget à ce type de rénovations qui visent à conserver la sensualité des matières utilisées au Château Marmont. C’est aussi ce qui fait notre différence, notre authenticité.»

Mais le sens le plus en éveil au Marmont reste la vue. La décoration intérieure, les stars, le personnel qualifié, souriant et physiquement attirant, les clientes qui se prélassent au bord de la piscine… Il y a beaucoup à voir et là aussi ce n’est pas que le fruit du hasard. «Pour qu’un endroit soit à la mode, il faut que les artistes, les talents émergents et les nouvelles têtes le fréquentent. Que la clientèle soit diversifiée et de qualité. C’est pour cette raison que nous avons des chambres dont le prix pour une nuit n’est pas excessif.» Compter 435 dollars pour une chambre standard donnant sur le jardin. «Si vous n’avez que des chambres hors de prix, vous risquez de n’attirer qu’une clientèle riche mais âgée. Et s’il n’y a que des hôtes d’un certain âge qui fréquentent votre établissement, ça décourage les clients plus jeunes qui auraient les moyens.» Le Château Marmont mise sur un casting mix qui contribue aussi à la réputation bohème du lieu et à son originalité. «Ici, personne ne juge qui que ce soit et personne n’est jugé. La première fois que j’ai vu Iggy Pop, il déambulait dans les couloirs et ne portait que son pantalon en cuir. S’il se sent bien comme ça, ça le regarde.» Un état d’esprit caractéristique de Los Angeles. «Vous pouvez prendre place à une des tables du restaurant en tongs et shorts si ça vous chante!» As long as you look cool and sexy…

pas de dress code, «as long as you look cool and sexy»

«Knock, knock, knock, room-service»

«Cet hôtel est un gigantesque plateau de tournage!»

le sens le plus en éveil au Marmont reste la vue