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Villes de demain: transformer la peur en désirs

Face aux dérèglements climatiques, les villes doivent changer en profondeur. En dix épisodes, cette série d’articles s’est intéressée aux mutations en cours et à venir. Epilogue avec Luca Pattaroni, sociologue et spécialiste de la vie urbaine

La nature reprend ses droits:  des lis poussent dans les fissures d'une route. — © Satakorn / Getty Images/iStockphoto
La nature reprend ses droits: des lis poussent dans les fissures d'une route. — © Satakorn / Getty Images/iStockphoto

Quelle ville construire aujourd’hui pour les générations futures?

Retrouvez toute la série d'articles des urbanistes et architectes Ariane Widmer, Bruno Marchand et Charles Kleiber qui interrogent l’avenir des villes, avec à l’esprit la transition écologique et notre rapport au vivant

Une seule certitude: les changements climatiques vont bouleverser notre environnement et transformer nos relations avec le vivant et le territoire. Il va falloir apprendre à habiter le monde autrement. Une forme de sobriété ou de modération à inventer si les quelque 10 milliards d’habitants veulent réussir à cohabiter sur notre unique planète. Des investissements majeurs devront être consentis dans les infrastructures, l’habitat, l’aménagement des villes et du territoire. Les règles et les normes régissant le bâti, les procédures de construction, l’occupation de l’espace, les manières de vivre ensemble, les matériaux mis en œuvre devront être repensés.

Partant de ce postulat, trois architectes – Ariane Widmer, urbaniste cantonale à Genève, Bruno Marchand, professeur honoraire en théorie de l’architecture à l’EPFL, et Charles Kleiber ancien secrétaire d’Etat à la science et à la recherche – ont voulu aller à la découverte de ce qui se trame dans les ateliers d’architecture ou chez celles et ceux qui pensent et façonnent la ville, les villes, de demain. Une série a vu le jour en neuf épisodes dans les pages du magazine T. Pour donner corps au projet, ils ont convoqué des praticiens et des experts afin d’examiner les éléments urbains qui permettraient dans un jeu de miroirs et de renvois d’enregistrer les bruissements du monde qui change. Ils ont tour à tour interrogé le devenir de la rue et du logement, la place du végétal et de l’eau. Ils ont sondé le retour des animaux, le destin des rez-de-chaussée et le métabolisme des sous-sols, avant de s’attaquer au casse-tête de la mobilité.

Pour terminer, ils convient aujourd’hui dans leur réflexion le sociologue Luca Pattaroni, maître d’enseignement et de recherche au Laboratoire de sociologie urbaine (Lasur) de l’EPFL. Spécialiste reconnu de l’évolution des villes, il porte son regard critique sur les neuf épisodes de la série ainsi que sur le rapport de l’urbain aux modes de vie. Pour comprendre ce qui nous arrive, il est à ses yeux primordial: «D’enquêter ensemble sur le présent pour penser politiquement – et de manière critique – les modes et les milieux de vie à venir, saisissant dans une vision commune le vivant et la forme.»

Avec les auteurs de la série, il tente une synthèse avec une question lancinante en ligne de mire: comment allons-nous continuer de vivre ensemble avec la catastrophe climatique qui menace? Les deux premiers constats sont sans appel. La ville n’a pas d’autre choix que de se réinventer. Sinon c’est la catastrophe. De surcroît, face à l’urgence, le temps entre la réflexion et l’action se resserre.

Avec une marge de manœuvre qui se réduit de jour en jour et une inquiétude qui ne cesse de grandir, il n'y a qu'une une seule solution, insiste Charles Kleiber: «Transformer la peur en action, le renoncement en invention pour vivre mieux, afin de façonner un NOUS nouveau.» «La ville, ajoute Ariane Widmer peut être le lieu idéal pour susciter cette transformation, car elle constitue l’antidote à l’individualisme. Elle est le terrain de l’expression du collectif.» Utopie? Sans doute, mais une utopie pratique qui permet de créer un nouvel imaginaire, d’inventer un nouveau récit et de donner envie d’agir, de changer.

La ville postindustrielle, rappelle Luca Pattaroni, la ville censée répondre aux défis de la crise climatique, de la transition écologique n’existe pas encore. Mais, elle commence à émerger, non sans tensions, conflits, résistances. Invariablement, chaque nouveau projet urbain suscite des oppositions, voire des référendums qui peuvent aller jusqu’au refus du projet, à l’image de ce qui s’est passé à Genève avec la Cité de la musique. Toutefois, un nouveau paradigme est en train de naître.

Renouer avec le vivant

Ce paradigme, selon le sociologue, renvoie à «la volonté de recoller, de revoisiner, d’entrelacer, d’articuler, et aussi d’expérimenter, de se reconnecter au corps, au vivant». Une volonté qui se démarque du caractère performant de la smart city, soit une ville qui s’appuie sur la transition numérique afin d’être à la fois efficiente et durable. «Face à la crise, il ne suffit pas de démultiplier les indicateurs en faisant l’économie d’une réflexion politique plus fondamentale sur nos modes de vie et notre société», constate-t-il.

Luca Pattaroni note ainsi que les concepts de durabilité, de mixité, de diversité – caractéristiques du discours urbanistique du début des années 2000 et définissant notamment les réalisations récentes de nouveaux quartiers dits écologiques – ne remettent pas vraiment en cause les concepts de propriété, de séparation, de cadastre, de zonage qui sont à la base de la gestion et du développement actuel du territoire. «La notion de qualité reste un indicateur abstrait, chiffrable, au lieu de renvoyer à l’expérience quotidienne vivante.»

Voilà pourquoi, en réaction à ce modèle qui perdure, qui ne produit pas le changement espéré à la vitesse nécessaire, des projets alternatifs voient le jour. «On bascule vers des pratiques plurielles, centrées sur l’expérimentation, sur l’idée qu’il faut changer la vie ici et maintenant et que chacun d’entre nous est amené à prendre soin du monde et des autres.» Les projets d’agglomération, tels que le Grand Genève, sont destinés à remodeler le territoire à grande échelle, mais «la ville se transforme également par l’action concrète de ses habitants, elle se réinvente aussi par le bas, localement, collectivement, précise encore Ariane Widmer, voilà pourquoi il est nécessaire d’ouvrir des espaces d’expérimentation et d’appropriation.»

On pense ici aux manifestations de guérilla jardinière où des fleurs sont plantées dans les talus des villes pour contrer la prolifération du bitume. Ou encore à la construction clandestine des maisons de paille comme ce fut le cas à Lausanne en 2012. Voire plus connus, aux squatteurs qui prennent possession d’immeubles et appartements vacants sans autorisation, aux zadistes qui occupent des sites pour contester les projets d’aménagement ou d’exploitation prévus, tout en expérimentant des modes alternatifs d’autogestion.

Soubeyran, immeuble des coopératives Equilibre et Luciole à Genève, conçu pour et par les habitants. — © SALVATORE DI NOLFI / Keystone
Soubeyran, immeuble des coopératives Equilibre et Luciole à Genève, conçu pour et par les habitants. — © SALVATORE DI NOLFI / Keystone

Le salut par la coopération

Cependant, l’urgence climatique exige une action, rapide, large, concertée, organique. Se pose donc la question: comment passer des expériences locales à des formes institutionnelles adéquates et efficaces face au temps qui presse?

Pour Luca Pattaroni, il s’agit d’articuler les aspirations des citoyens, les usages réels, les modes de vie nouveaux, les profils spécifiques de chaque milieu de vie et de les concilier avec les exigences financières, les visées planificatrices, l’optimisation des ressources pilotées par l’Etat ou les collectivités publiques. Le sociologue, qui est aussi impliqué dans de multiples initiatives sur le terrain, considère que les regroupements associatifs et coopératifs représentent des instruments de choix, non hiérarchisés, ouverts, participatifs, permettant aux citoyens de «se réapproprier l’existant et de satisfaire véritablement les besoins et les attentes des usagers».

Nés aux Etats-Unis dans les années 1970, puis diffusés en Europe lors des crises touchant le secteur immobilier au début du XXIe siècle, les Community Land Trust constituent de bons exemples d’économie sociale et solidaire. Leur idée maîtresse? Séparer la propriété du terrain, qui appartient au trust, de celle du bâtiment, réservée aux résidents également impliqués dans la construction et la gestion collectives de leurs biens.

«En maîtrisant le foncier, l’Etat demeure essentiel mais doit changer de fonction: chercher l’autonomisation afin de permettre l’éclosion et la consolidation d’expériences collectives. En s’ouvrant à une urbanisation à petits pas, en développant des infrastructures et en luttant contre la logique automobile, il doit favoriser le ralentissement, l’ouverture au temps plus lent du vivant.» Pour Charles Kleiber, il deviendrait ainsi un «Etat expérimentateur, protecteur, accompagnateur» enfin capable de répondre au défi climatique.

Il y aurait là, selon Luca Pattaroni, un potentiel d’émancipation inouï pour les individus, les communautés locales et finalement, les villes. Les liens sociaux permettraient de repenser le territoire, l’espace, leurs usages.

D’autres générations, d’autres aspirations

Bruno Marchand est convaincu que les jeunes d’aujourd’hui vont proposer des solutions et des modèles de vie que nous avons de la peine à percevoir avec nos grilles de lecture héritées d’un monde en sursis. Luca Pattaroni en veut pour preuve le militantisme croissant, le développement des mouvements queers, les revendications d’inclusivité, la grève pour le climat ou des femmes. Ces manifestations critiques prennent pour cible l’inertie du système en place, l’autorité essoufflée du pouvoir, l’inadéquation des outils institutionnels. En même temps se développent des pensées alternatives débarrassées des schémas conventionnels eux-mêmes dominés par «la représentation binaire fondée sur les oppositions entre privé et public, individuel et collectif, ville et campagne, culture et nature, mâle et femelle.»

Les expériences et les réflexions menées dans le cadre de la série d’articles, consacrés à la ville de demain dans le magazine T tout au long du premier semestre 2022, se sont intéressées aux éléments de base de la construction urbaine – la rue, les rez-de-chaussée, le sous-sol, le végétal, etc. Elles ont permis de dévoiler au fil des épisodes la nécessité de repenser l’ensemble de l’écosystème vivant pour faire face à l’urgence (soins, santé, formation, culture, et ainsi de suite).

Il serait temps, plaide encore Luca Pattaroni, d’élaborer «des réponses collectives, plurielles, de vie(s) soutenables, enthousiasmantes, non culpabilisantes». La peur serait alors transformée en désir. De faire, d’agir, de projeter, de construire, malgré la menace.

Lire aussi: Les objectifs de développement durable au cœur des actions de l’EPFL

Grève du climat: les jeunes dans la rue contre l’inertie des gouvernements (Genève, septembre 2019). — © MARTIAL TREZZINI / Keystone
Grève du climat: les jeunes dans la rue contre l’inertie des gouvernements (Genève, septembre 2019). — © MARTIAL TREZZINI / Keystone


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