Cela vous est probablement arrivé. Vous marchez dans une ville et, soudain, un lieu vous donne envie de vous y attarder sans raison apparente: c’est une place parmi une dizaine d’autres, une ruelle semblable à ses voisines, un parc que rien ne distingue de ses pairs. Et pourtant, quelque chose d’imperceptible procure un sentiment de bien-être. Murmure des feuilles, chants d’oiseaux, clapotis d’une fontaine… Vous le constatez avec surprise: ce qui fait le charme de cet endroit, c’est son ambiance sonore.

Cacophonie urbaine

«Nous accordons beaucoup d’importance à l’acoustique des salles de concert, mais la dimension sonore reste souvent négligée dans l’aménagement urbain. Or, les mauvaises conditions acoustiques d’un espace public sont à l’origine de dissonances et d’une cacophonie dérangeante au même titre que dans une salle mal conçue», explique l’acousticien Fabian Neuhaus. Le bureau d’architecture acoustique, qu’il codirige avec Inès Neuhaus à Soleure, travaille principalement à améliorer la qualité sonore des bâtiments industriels et des salles de concert. «Les espaces extérieurs ont finalement le même besoin d’être bien accordés pour produire une sonorité agréable, sauf que c’est rarement la priorité dans un projet urbain», regrette-t-il.

Le rapport du Conseil fédéral sur le sujet, en 2015, fait écho à ses propos: l’aspect visuel prime dans la planification et absorbe les investissements tandis que l’acoustique n’est pas assez prise en considération. Au final, on est obligé de compenser plus tard par des mesures antibruit.

Passages en zigzag

Mais les choses sont en train de changer. La densification et l’aspiration des habitants des villes à une meilleure qualité de vie incitent les pouvoirs publics à prendre plus au sérieux l’aspect acoustique de la planification. Précurseurs en la matière, les cantons de Bâle et de Zurich ont sollicité le bureau Neuhaus pour établir les principes d’un bon aménagement sonore le long des routes. Le positionnement des bâtiments sous un certain angle, la forme des façades ou encore les proportions de l’ensemble se répercutent sur les réverbérations du bruit de la circulation.

Ainsi, les façades ne doivent pas être trop inclinées en avant et les passages en zigzag sont à privilégier aux lignes droites pour mieux protéger les cours intérieures. «Au lieu de lutter après coup contre les nuisances sonores, on peut intégrer la dimension acoustique dans le projet dès le début, défend l’acousticien soleurois. Au lieu de subir le bruit, maîtrisons le son.»

Constat partagé à Zurich par l’urbaniste Trond Maag et son complice Andres Bosshard, musicien et spécialiste en architecture sonore. Leur projet Urbanidentity consiste à recenser les espaces avec une acoustique agréable, anciens ou modernes, à analyser les points forts et à proposer des solutions pour une meilleure qualité sonore des projets futurs. Parmi les éléments à prendre en compte: la disposition d’éléments d’aménagement et décoratifs, le revêtement et le nivellement du sol ou l’agencement des façades.

«Un sentier de gravier ou de sable produira un bruissement apaisant, des arbres agiront comme un «pare-bruit» et un mur couvert de végétation absorbera les sons aigus au lieu de les amplifier. Rien n’est pire, par exemple, que les grandes façades uniformes de verre ou d’acier, véritable supplice pour les oreilles», explique Trond Maag.

Treize règles d’or

Mandaté par les cantons et les villes de Bâle et de Zurich, Urbanidentity a suggéré treize règles d’or qui font la qualité sonore en milieu urbain. L’étude, parue en 2016, sera bientôt traduite en français. Encore faut-il que ces préceptes soient appliqués lors des réaménagements ou au stade d’élaboration de nouveaux projets. Même si, à terme, Bâle et Zurich entendent les imposer comme condition dans les concours, de tels cas restent pour le moment exceptionnels. «Si la problématique est bien connue, rares sont les exemples de réalisations concrètes où le son compte autant que le visuel», dit Trond Maag.

A Lausanne, l’architecte Blaise Arlaud, associé du bureau EcoAcoustique, confirme: «On peut regretter que les acousticiens soient rarement sollicités pour créer les aménagements sonores. Le plus souvent, les demandes se limitent aux questions sur le respect des normes ou la lutte contre le bruit, alors qu’on peut aller au-delà et s’approprier les sons.»

Un viaduc volant et une fontaine qui chante

Construire avec le son, c’est le rêve de l’architecte lausannois Pascal Amphoux. «Lutter contre le bruit, ce n’est pas mettre les murs, mais concevoir les aménagements adéquats», dit ce chercheur au Centre de recherche sur l’espace sonore & l’environnement urbain (Cresson) de Grenoble. Il a, entre autres, développé avec le structural designer Filippo Broggini un nouveau concept d’écrans antibruit modulables et à correction acoustique variable. Dans son projet pour le viaduc de Chillon (VD), ils prennent la forme d’ailes qui se déploient au rythme des voûtes et de l’environnement sonore.

D’autres projets et recherches tendent à faire valoir la dimension acoustique. Mais, le plus souvent, les installations artistiques viennent se greffer sur une structure existante pour transformer les espaces publics et les bâtiments en une partition musicale. Comme la fontaine chantante d’Andres Bosshard dans la cour d’une école zurichoise ou le caillebotis sonore dans un parc lyonnais, imaginé par l’architecte Cécile Regnault, enseignante à l’Ecole nationale d’architecture de Lyon.

«Les acousticiens sont toujours consultés lors des projets de construction, mais avec quel impact? se demande-t-elle. Même dans la formation des architectes, les aspects acoustiques restent en marge. Dans un projet idéal, le son et l’image devraient être complémentaires.»

Pour le moment, les exceptions où le son règne en maître sont une curiosité touristique. A Zadar, une ville côtière de Croatie, les aménagements au bord de la mer intègrent l’unique orgue marin du monde: en s’engouffrant dans un système ingénieux de tuyaux, les vagues composent leur symphonie au gré des vents.

Un jour, peut-être, l’acoustique fera partie intégrante de l’aménagement urbain et on créera quelque chose avec le son plutôt que de bloquer les bruits

Andres Bosshard

En Suisse, une oasis sonore, le pont musical conçu par Max Neuhaus, se cache dans les ruelles de Berne. Et dans la ville de Dresde, en Allemagne, un complexe de bâtiments fait jouer à la pluie une partition orchestrale grâce à des conduites d’eau sur les façades. «Un jour, peut-être, l’acoustique fera partie intégrante de l’aménagement urbain et on créera quelque chose avec le son plutôt que de bloquer les bruits, espère Andres Bosshard. Il ne faut pas oublier que le son contribue pour beaucoup à la sensation de bien-être en ville.» Le critère du confort est simple: qu’on puisse s’entendre.