Ils sont absolument partout. Un coup à Hambourg où ils terminent une Philharmonie de l’Elbe gigantesque, dont les dépassements de budget et le retard font tousser la municipalité, un autre à Londres où ils inaugureront le 15 juin l’extension de la Tate Modern. Ils sont partout, mais on ne les voit jamais. Jacques Herzog et Pierre de Meuron sont difficiles à attraper. Pour leur ami Rolf Fehlbaum, ils ont pourtant accepté de se montrer. Un signe de loyauté et de fidélité envers le patron de la maison de meubles suisses Vitra pour qui ils ont déjà réalisé l’impressionnante VitraHaus, le showroom de la marque, en empilant des maisons les unes sur les autres.

Temple du design

De retour à Weil am Rhein, en Allemagne, à deux pas de Bâle et de la frontière suisse où l’entreprise a été fondée en 1950 par Willi Fehlbaum, le père de Rolf, les deux architectes viennent de livrer le Schaudepot. Vitra a bien un Musée du design, construit en 1989 par l’architecte américain Frank Gehry. Il manquait à l’entreprise un endroit pour installer sa propre collection d’objets. «Tout au long de ma vie, j’ai beaucoup acheté d’objets par-ci par-là», explique Rolf Fehlbaum. «Je les installais dans mes bureaux. A force, notre siège ressemblait à un showroom avec du design de toutes les époques venant d’un peu partout. Ce qui perturbait mes collaborateurs. Au début, j’avais demandé à Gehry de me dessiner un lieu pour cette collection. Lequel est en effet devenu le Vitra Design Museum pour des expositions temporaires, mais qui n’a jamais présenté au public notre collection.»

Pendant longtemps, Rolf Fehlbaum s’était rabattu sur sa caserne des pompiers construite par Zaha Hadid en 1993 pour abriter quelques pièces, dont des raretés d’Eileen Gray, Gilbert Rohde ou Jasper Morrison. «Et puis en 2010, je me suis retrouvé avec une unité de fabrication dont je n’avais plus l’utilité. L’idée m’est alors venue de demander à Jacques Herzog et Pierre de Meuron s’ils pouvaient enfin en réaliser ce conservatoire dont j’avais longtemps rêvé.»

Voici donc le Schaudepot, vaste hangar de briques rouges. Un bâtiment austère et massif de 1600 mètres carrés de plain-pied et sous lequel court un sous-sol. Et prouve la capacité étonnante des deux architectes bâlois d’aligner des propositions à travers le monde et de réussir à chaque fois à surprendre. Avec une constante: la monumentalité, l’ancrage au sol de leur projet ici renforcé par le fait qu’à part son entrée, le Schaudepot n’est percé d’aucune ouverture. Comme un temple dédié à l’objet qui abrite une toute petite partie des 7000 meubles, 1500 luminaires et des milliers de documents accumulés par Rolf Fehlbaum au cours de ses quarante ans de carrière à la tête de Vitra.

Esthétique de la brique

«Il y a tellement de bâtiments emblématiques ici, observe Jacques Herzog. La caserne de Zaha Hadid, le musée de Frank Gehry, la VitraHaus que nous avons réalisée. Nous voulions proposer quelque chose de plus simple.» Mais pas sur les bases de l’usine que Rolf Fehlbaum voulait transformer. «Structurellement, cela n’était pas possible. Elle était en trop mauvais état. Avec Pierre de Meuron, nous sommes donc partis sur un projet nouveau. Nous avons choisi la brique. Elle donne à la façade cette matière terrienne, comme une sorte de peau. Elle rappelle à la fois l’esprit des architectures «physiques» d’Aldo Rossi et celui de l’usine traditionnelle, comme celle construite juste à côté par Alvaro Siza et où se trouvent désormais un café et les bureaux de l’entreprise. Pour nous, c’était aussi une manière de nous raccorder avec l’héritage du Campus Vitra.»

Lequel Campus a la particularité d’avoir, dispersés sur son terrain, des bâtiments construits par la fine fleur de l’architecture internationale. «On dit que c’est une collection», reprend Rolf Fehlbaum à l’origine de cette fringale constructive commencée avec Gehry à la fin des années 1980. «Mais ce n’est pas ça. C’est une composition où les bâtiments se répondent les uns aux autres et vibrent à l’unisson avec le paysage. Les architectes qui travaillent ici le font avec le respect de ceux qui les ont précédés.»

En face du Schaudepot se trouve la station du feu, premières réalisations de Zaha Hadid, décédée cette année. «Et peut-être son meilleur bâtiment, continue Jacques Herzog. Je ressens beaucoup d’émotion à vous parler dans ce lieu qui accueille désormais des conférences. Et prouve ainsi que lorsque l’architecture est bonne, elle peut servir à toutes les fonctions.»

Pour l’instant, le Schaudepot n’en a qu’une seule: exposer la collection design de Vitra. A l’intérieur, les architectes ont installé de larges rayonnages sur trois niveaux. «Du genre que l’on retrouve dans les stocks des musées et des bibliothèques publiques», explique Mateo Kries, le directeur de la collection, qui a sélectionné 400 pièces qui vont du XVIIIe siècle à nos jours, d’un fauteuil en bois Windsor à une chaise conçue par Opendesk qui s’achète sur Internet et envoyée par le même biais à une machine pour être découpée. «Vous n’êtes en fait propriétaire que des données numériques.»

Le bureau des Eames

Les objets sont installés par ordre chronologique pour raconter cette aventure des formes à travers les âges. Ceux installés à 3,5 mètres de haut sont difficiles à observer. Le catalogue digital accessible sur n’importe quel smartphone est là pour pallier le manque de visibilité. Histoire de dire aussi que le Schaudepot n’est pas à proprement parler un musée. C’est aussi un outil destiné à la recherche – il conserve 100 000 archives – mais ouvert au grand public. «Nous allons régulièrement changer les objets exposés», continue Mateo Kries, qui consacre une partie de cet espace au Radical Design italien de la fin des années 1960. «L’idée est de faire dialoguer les meubles entre eux pour voir les influences, observer l’évolution dans les processus de fabrication et les liens qu’ils entretiennent avec l’architecture et l’art.» Comme ces deux chaises au dossier fortement incliné, l’une de Josef Hoffmann de 1905, l’autre de Thomas Lee de 1903. Leur style est très différent: Art déco pour la première, déjà moderne pour la seconde. Elles partagent pourtant un air de famille troublant.

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Au sous-sol, le visiteur peut voir, protégé derrière des vitres, le reste de la réserve. Des alignements spectaculaires de lampes et de mobilier, dont des ensembles interminables de Verner Panton et de Charles et Ray Eames, dont Vitra gère, dans les deux cas, le patrimoine. De ces derniers, le fabricant suisse a même transporté une partie du bureau original dans l’état ou le couple le plus design de l’après-guerre l’avait laissé.

A nouveau bâtiment, nouvelle entrée. Désormais, c’est par un chemin modeste et étroit recouvert d’une treille que le visiteur accède au Campus Vitra en descendant du tram, dont la ligne 8 dessert la ville de Bâle. Rolf Fehlbaum y voit le symbole d’une région qui s’agrandit au point de devenir métropolitaine. Une évolution à laquelle Vitra, ses musées et son jardin d’architecture prennent donc part. «Ici, nous participons à la ville du futur, nous élargissons son réseau, élaborons ses connexions. Le paysage, l’architecture, le design, les transports publics, la ville de Bâle: tout est connecté.»


A voir

Schaudepot, ouvert tous les jours de 10h à 18h, Charles-Eames-Strasse 2,
Weil am Rhein