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Vrai ou faux, ce que disent les ongles

Des teintures de l’Antiquité aux résines actuelles, la décoration du bout des doigts a traversé les époques, révélant de multiples rapports à cette partie du corps

Les ongles colorés sont apparus dans les années 3000 avant Jésus-Christ et ont traversé les millénaires en étant longtemps révélateurs du rang social. — © Daiana Ruiz pour le magazine T
Les ongles colorés sont apparus dans les années 3000 avant Jésus-Christ et ont traversé les millénaires en étant longtemps révélateurs du rang social. — © Daiana Ruiz pour le magazine T

On les regarde sans doute des dizaines de fois dans la journée, nos ongles. A l’inverse du visage qui nécessite un miroir pour être vu, les mains sont la partie du corps la plus exposée au regard que l’on porte sur soi. Pianoter sur un clavier, tenir un téléphone, cuisiner ou conduire sont autant d’occasions de poser les yeux sur nos extrémités rose pâle. «Les mains, dont les ongles font partie, sont très importantes dans le rapport à soi et les relations sociales. Elles nous représentent, tout en étant un organe de communication avec le monde, puisqu’elles nous permettent de toucher, montrer, caresser ou se défendre», analyse la doctoresse Sophie Goettmann, qui a récemment publié Vos ongles, tout un monde, aux Editions Actes Sud. Selon la dermatologue française: «Le rapport entre bien-être et ongles n’est plus à prouver. Mes consultations m’ont appris combien les affections des ongles peuvent avoir un retentissement psychologique et devenir dramatique pour l’équilibre des relations sociales. A l’inverse, beaucoup de leurs maladies peuvent survenir dans les suites de chocs psychologiques.»

Pour beaucoup de femmes, ils sont un apparat important, polis, limés et vernis à tout bout de champ. D’autres utilisent des cosmétiques de manière raisonnable, voire rien du tout. «Les ongles manucurés sont associés au soin de soi. Ils peuvent aussi être révélateurs de certains tempéraments ou traits de caractère: un vernis rouge classique ou des faux ongles de deux centimètres de longueur ne plairont pas à la même personne», note Paméla Champenois-Bravard, auteure de Histoires d’ongles. De l’Antiquité à nos jours (Les Editions du Net, 2016).

Selon les auteures, les ongles colorés sont apparus dans les années 3000 avant Jésus-Christ et ont traversé les millénaires en étant longtemps révélateurs du rang social. En Chine, les élégants portaient des ongles très longs. Les impératrices aussi. Avec une laque constituée de blanc d’œuf, de gélatine, de cire d’abeille, de gomme arabique. Ou encore un mélange d’alun, de pétales de rose et surtout d’impatiences de couleur rouge. «Il fallait être motivée. Le mélange était appliqué plusieurs heures, souvent toute la nuit, les doigts enrobés dans du tissu. L’opération était renouvelée jusqu’à ce que les ongles soient imprégnés de la couleur», relève Sophie Goettmann, dermatologue spécialiste du sujet, qui a créé une consultation dédiée aux maladies des ongles à l’hôpital Bichat de Paris.

Précurseurs en nail art, les Incas dessinaient des animaux sur leurs ongles. Le condor, oiseau sacré de la mythologie indienne, en tête.

Selon les recherches des deux autrices, l’ongle a toujours été une parure, un ornement utilisé par les femmes pour s’embellir, séduire. Néfertiti aimait colorer les siens de rouge rubis, Cléopâtre de rouge brun. Certains nobles portaient des ongles jusqu’à 5 centimètres, parfois recouverts de cloches en or, signe d’oisiveté, puisqu’il était impossible de travailler avec de tels doigts. Précurseurs en nail art, les Incas dessinaient des animaux sur leurs ongles. Le condor, oiseau sacré de la mythologie indienne, en tête. Au-delà d’une fonction décorative ou sociale, les ongles ont même été un territoire prisé des chiromanciens et des médecins qui les analysaient pour lire l’avenir, analyser la personnalité ou établir des diagnostics médicaux.

Les progrès de l’industrie pétrochimique ont fait apparaître les vernis colorés, vers 1925, puis la technique de la french manucure dans les années trente. «Dans les années 1950, la méthode acrylique a rendu possible les prothèses ongulaires permettant de créer un ongle sur mesure, signe de perfection féminine. Depuis les années 1980, l’arrivée de la fibre de verre, puis de la résine, favorise des faux ongles plus structurés, plus esthétiques. Cela a débouché sur les excentricités du nail art, avec des longueurs pouvant atteindre plusieurs centimètres, pour le style surnommé stiletto», observe Paméla Champenois-Bravard, qui forme depuis vingt ans des prothésistes ongulaires sur l’île de la Réunion.

Autres moments marquants, le défilé Chanel de l’hiver 2009, où les mannequins de Karl Lagerfeld portaient du vernis vert jade, inaugurant des déclinaisons chromatiques de couleurs jusqu’alors peu exploitées. En parallèle, le lancement du vernis gel semi-permanent recouvrant les ongles naturels d’une laque colorée, impeccable pendant trois semaines, a donné naissance au concept de bar à ongles partout dans le monde.

Bar à ongles

A la tête de l’enseigne The Nail Bar qui en compte une vingtaine en Suisse, Florence Stumpe a vu autant la clientèle que le marché évoluer depuis sa création en 2010: «Les marques font un effort pour assurer des produits plus sûrs et écologiques. Il existe désormais des nouveaux gels, notamment du fabricant suisse Akyado, sans perturbateurs hormonaux et hypoallergéniques. Autre nouveauté depuis l’été dernier, la technique de pose américaine qui consiste à coller des capsules souples qui rallongent tout en étant retirables facilement. Les jeunes de 15 à 25 ans sont très demandeurs de faux ongles de trois à quatre centimètres qu’ils manient avec une étonnante dextérité et qu'ils considèrent comme des accessoires de mode.»

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Frédéric Monneyron, sociologue français de la mode qui vient de publier De la beauté, aux Editions Entremises, estime pour sa part qu’«aujourd’hui, le mouvement féministe oscille entre le refus d’être une femme objet et l’affirmation à des groupes d’appartenance de niche. Cela débouche soit sur le renoncement au maquillage d’ongles, soit sur l’exagération du style, quitte à afficher une très grande débauche, en référence à la sorcière ou à la femme fatale qui va griffer.»

Des faux ongles excentriques à la sobriété des ongles nus, les bouts des mains sont depuis la nuit des temps des canevas révélateurs du rapport à soi, aux autres, à l’esthétique et à la mode.

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