Il suffit de balayer d’un regard le paysage pour s’en apercevoir. Dans les parcs, au bord des rivières, sur les routes de campagne, dans les quartiers résidentiels, sur les plages et même en montagne, partout des gens courent. Au point que les Anglo-Saxons parlent de «running boom» pour décrire le mouvement qui a débuté dans les années 1970 et n’a cessé de s’étendre à toutes les couches de la population. Running ici. Footing, jogging ou course à pied ailleurs. Plusieurs termes pour soulever un pied après l’autre.

En Suisse, une personne sur quatre court. Champions ou anonymes. «En Europe, 50 millions. Hommes, femmes, jeunes et beaucoup plus vieux. Autant aux Etats-Unis. Le phénomène se développe au Japon, en Chine, en Inde, dans les pays d’Afrique. Et tout ceci en une seule génération. En 1980, on comptait dix fois plus de coureurs qu’en 1970, dix ans plus tard 100 fois plus et encore dix ans plus tard, 1000 fois plus», observe le sociologue français Jean-François Dortier dans son dernier livre, Après quoi tu cours? Enquête sur la nature humaine (Editions Sciences Humaines).

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A Genève, bientôt les 20 kilomètres

Et le phénomène continue de prendre de l’ampleur. Genève lancera en octobre prochain la première édition des «20 kilomètres de Genève by Genève Aéroport», en plus de sa célèbre course de l’Escalade à laquelle participent 40 000 personnes. Sur le plan commercial aussi. Les magasins de sport consacrent des rayons entiers aux tenues et aux accessoires qui promettent la meilleure expérience du moment.

«D’une pratique non appareillée, où un simple short, le même que celui pour jouer au foot suffisait, on est passé à une explosion du marché de la consommation, à coup de chaussures techniques, d’engins de mesure, de vêtements collants et perspirants, mais aussi, plus récemment d’objets connectés et d’applications ludiques qui enregistrent le dénivelé, les kilomètres, les calories consommées et que l’on peut partager avec d’autres sur les réseaux sociaux», analyse Fabien Ohl, professeur de sociologie du sport à l’Université de Lausanne.

Une pratique qui ne date que des années 1970

Un engouement fulgurant pour une pratique sportive qui ne date que des années 1970, à une époque où courir hors des stades était considéré comme un acte marginal, d’autant plus pour les femmes qui n’y étaient pas autorisées. Au milieu de cette décennie, les courses s’affranchissent peu à peu des univers très codifiés des fédérations sportives, notamment grâce au mouvement Spiridonien né en Valais, qui porté par une revue, a rapidement eu un rayonnement international. Des courses s’organisent dans les villes, tout âge et niveau confondu. «Les gens se mettent à courir non plus dans une optique de performance, mais pour eux-mêmes. C’est une pratique plus centrée sur soi qui passe par la reconquête du corps, le plaisir et la sensation de la course. Une rupture avec l’ordre ancien, anti-masses qui endoctrinent, anti-foot, dans l’élan de mai 1968 qui pousse à définir un autre rapport à soi, aux autres, à la ville et au monde», développe le professeur.

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C’est justement l’épopée de ce sport solitaire devenu passion universelle que retrace Free to Run du réalisateur Pierre Morath, également propriétaire des magasins de sport genevois New Concept Sports. Un très gros succès critique en Suisse, en France et en Belgique, lancé en automne dernier, actuellement distribué dans 25 pays.

Comment expliquer un tel engouement pour la course à pied? Le contexte sociétal d’abord. Avec, en toile de fond, le souci d’image du corps, d’entretien de la santé, l’obésité, les maladies cardio-vasculaires ou encore le diabète, des préoccupations qui se reflètent aussi dans l’explosion des fitness. Sauf qu’à la différence de ces derniers, le running peut se faire partout, à moindre coût, sans l’obstacle symbolique lié au fait de s’inscrire dans un centre. Reste que la mode du running ne se justifie pas uniquement par des raisons de santé, de minceur ou de facilité. «C’est avant tout une histoire de bien-être. Le running est une adhésion, un plaisir: quand le corps se transforme, s’adapte et qu’on est attentif à ses sensations. De plus, cette pratique procède de l’individualisation de beaucoup de pratiques culturelles et de consommations quotidiennes – on vit chacun à notre rythme le décodage de l’information et la consommation de série ou de films – mais aussi du retour à un élan collectif et coopératif choisi. Les clubs et les pelotons des courses sont des lieux de sociabilité qui reflètent ce besoin d’être ensemble», relève Fabien Ohl.

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du running

D’autant plus que ces courses sont désormais accessibles à tous. «Il y a une quinzaine d’années, quand on finissait un marathon en six heures, il n’y avait plus personne à l’arrivée. Alors qu’aujourd’hui, on se trouve presque dans le ventre du peloton, ce qui démontre l’élan populaire vis-à-vis de cette pratique», renchérit Pierre Morath, qui court depuis trente ans.

Une dimension spirituelle

La course à pied se teinte même pour certains d’une dimension spirituelle. «C’est une activité sportive qui a le don de rejoindre à la fois des motivations très intimes par l’écoute des sensations de son corps, l’amélioration de son esthétique et le développement personnel. Courir est un retour vers soi, une forme de prière. On court seul, bercé par le rythme et les éléments, comme entre deux mondes», note le réalisateur Pierre Morath qui a consacré sept ans à travailler sur le thème et publiera prochainement un livre sur les quatre coureurs clés de son film.

Un sentiment partagé par beaucoup d’adeptes, Nicolas Duruz en tête. Ce psychologue, ancien doyen et professeur honoraire de l’Université de Lausanne, s’est mis à courir à 60 ans, lorsque son fils lui propose de participer au 10 km de Lausanne et n’a jamais cessé depuis. «Paradoxalement, le moment où je cours le moins dans la vie, c’est quand je cours vraiment. J’aime courir en contact avec le monde ambiant, avec la sensation d’être vivant, éprouvant dans mon corps en mouvement le haut et le bas, le plein et le vide de la vie, toujours par touche impressionniste, sans m’arrêter sur les choses. Quand ça marche bien, courir me permet alors de vivre pleinement le moment présent, dans un état de grâce, de lâcher prise et d’attention flottante», confie-t-il dans le livre Dis-moi pourquoi tu cours. Comment la course à pied nous révèle à nous-même.

Il y décrit aussi d’autres formes ou styles de courir, le courir pour la performance, le courir collectif qui donne le sentiment d’appartenir au groupe des coureurs, ou encore le courir motivé par le fait de donner un sens à sa vie et de se dépasser. A chacun, chacune, donc de trouver une raison de chausser des runners et de partir, le pas léger.