Portrait
Sommelière, cette experte du domaine d'origine coréenne donne quelques clés de dégustation dans sa petite arcade carougeoise

La boutique est minuscule: des tons nacrés, une étagère de bois clair, quelques plantes vertes, une gamme de porcelaine fine et de verre soufflé. Une atmosphère japonisante. Ou presque. L’arcade carougeoise s’ouvre à l’arrière sur un jardin secret comme seule la cité sarde en recèle, avec un magnolia géant déployant sa floraison étourdissante. Et de jardins, il est justement question ici, plus précisément de tea gardens, comme on nomme les plantations de thés. Sujin Lee est une des rares sommelières en thés, un palais hors pair qui a su convertir sa passion en entreprise.
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Créé à Londres en 2017, récemment installé à Carouge, Tea Repertoire propose une centaine de grands crus, dont plusieurs ont été distingués lors de concours internationaux. Sujin a suivi une formation de tea sommelier auprès de la World Tea Academy, basée aux Etats-Unis, et donne désormais des cours en ligne aux étudiants de la prestigieuse Tea Academy de Londres. «Mes études m’ont beaucoup appris, mais le plus important reste l’expérience: avoir un palais et savoir discerner les défauts.»
Un sourire de chat
Silhouette diaphane dans sa robe fleurie, sourire de chat et délicatesse d’orfèvre, elle installe pots infuseurs et théière de verre, bouilloire à thermostat et tasses pour proposer une dégustation. Les multiples nuances du tableau de dégustation qu’elle a créé avec une designer évoquent l’univers vineux: «Si l’on prend ce Pu Erh 2011, avec ses notes de champignon et de terre, son côté huileux en bouche, on pourrait le comparer au merlot, un peu tannique et astringent mais assez doux. Le thé noir Black Forest, un peu chocolaté, me fait penser au malbec. Alors que cet oolong parfumé à la fleur de jasmin évoque certains cépages blancs comme le viognier.»
La dégustation de thés paraît plus complexe encore, avec ses nuances infiniment subtiles, évanescentes. «Un gyokuro très végétal, par exemple, peut se conclure par des notes légères de fraise, de citron, difficiles à déceler. De vieux arbres aux racines très profondes vont contribuer à ajouter des notes minérales, de café toasté…»
Un seul arbre, Camellia sinensis, est à l’origine de tous les thés, mais on distingue plusieurs centaines de cultivars ou de cépages. La marque des terroirs s’y ajoute, la nature des sols – volcaniques, acides, drainés… – mais aussi le climat, l’altitude ou la couverture nuageuse, puis le processus d’élaboration, comme dans la vinification. Imaginée par des négociants européens, la notion de grand cru ne correspond pas à une définition stricte sur le terrain. Mais on peut y recourir pour la gamme de Sujin, multi-récompensée lors des Great Taste Awards.
Pendant ses études, Sujin lit Pierre Bourdieu, et sa notion de répertoire culturel lui inspire le nom de sa société: «Je voulais guider mes clients vers la dimension culturelle et artistique du thé en Asie.» La dégustation de ces élixirs entre aussi en résonance avec la musique: tendres et élégants, avec une texture crémeuse et soyeuse, apaisante, les thés verts japonais Asamushi Sencha et Gyokuro d’Uji évoquent Debussy. Tandis que le Sejak coréen, toasté, végétal et fleuri, joyeux comme le printemps, rappelle Mozart…»
La cheffe d’entreprise trentenaire n’était pourtant pas destinée à la voie du thé, elle qui a entamé des études de médecine pour «respecter le souhait de ses parents» avant d’obliquer vers la linguistique, de voyager, passant plusieurs années en Afrique du Sud, aux Pays-Bas, revenant à Londres pour y faire son doctorat.
«Le thé est longtemps resté un à-côté et j’avais créé un site pour m’aider à financer mes études dans cette ville chère. Mon mari, Pierre-Pascal, qui est Suisse et entrepreneur dans l’âme, m’a poussée à me lancer.» «Elle avait un don, je l’ai incitée à suivre son rêve plutôt qu’une carrière académique, même si je suis certain qu’elle y aurait excellé, car elle s’investit intensément dans tout ce qu’elle fait. Avec un soin minutieux du détail.» En 2017, le couple s’associe pour créer Tea Repertoire et a la chance de se voir proposer un pop-up à Soho pour le lancement.
Sujin a grandi non loin de Hadong, qui abrite les plus anciennes plantations de thé de Corée, vieilles de plus de sept siècles, au pied du Mont-Jiri. «Choisir le premier thé du jour avec ma mère qui faisait bouillir l’eau du petit-déjeuner était toujours un moment très heureux…» Sa mère est une grande amatrice et une de ses amies tient un salon de thé; il y a aussi de nombreux clubs d’amateurs. «J’ai été élevée dans cette passion, ce qui compte plus que la technique.»
Entre 2016 et 2018, elle passe plusieurs mois à voyager au Japon, à Taïwan, en Chine et en Corée. «Ma mère nous a beaucoup aidés pour créer notre réseau. A l’origine, je pensais me limiter à une trentaine de variétés, mais nous en sommes à plus de 100, dont une quinzaine de matchas. Nous avons établi d’excellents contacts avec de nombreux producteurs et pouvons continuer en voyageant moins, à cause de la pandémie, en nous faisant envoyer des échantillons des nouvelles récoltes.»
Avec des fromages, aussi
La boisson millénaire suscite un intérêt grandissant en Occident, notamment pour accompagner les repas. Parmi les premiers chefs à imaginer une carte et des accords mets-thés, Adeline Grattard (Yam’Tcha, Paris) en a inspiré beaucoup d’autres, notamment Anne-Sophie Pic. «En Chine, c’est habituel de boire du thé en mangeant, nuance Sujin. Ce jasmin infusé à froid sera idéal sur un ceviche au yuzu, très rafraîchissant et doux pour l’été. On peut accompagner tous les repas de thés différents: il y a aussi d’excellentes combinaisons avec des fromages.»
A Londres, le chef Tobi Cartwright (Black Radish, Wimbledon) a conçu avec elle une carte de tea pairing. La sommelière est en contact avec plusieurs chefs suisses, intéressés par une collaboration dès qu’ils pourront rouvrir.
Quel serait son préféré parmi ce jardin parfumé de grands crus? «Cela va dépendre de la saison, entre autres. Cet hiver, j’ai beaucoup apprécié un thé noir Black Forest de la région de Shandong, en Chine, pour son côté chocolaté réconfortant, qui m’a évité de craquer trop souvent pour du chocolat. J’aime aussi beaucoup les «perles de jasmin: les feuilles sont toastées et roulées à la main et on ajoute des fleurs fraîches de jasmin au thé vert».
Profil
1983 Naissance à Jinju, en Corée du Sud.
2017 Création de Tea Repertoire à Londres.
2019 Enseigne désormais à la UK Tea Academy.
2020 Ouverture de la première boutique à Carouge (GE).
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