Vie numérique
Dans nos rêves, c'est du joyeux partage. Dans la réalité, c'est souvent de la malfaisance ou de la manipulation. Le chercheur Joseph Reagle explore le sous-bois des avis assénés sur Internet

«Suis-je moche?» «Sexy ou pas?» On l’oublie, mais c’est sur ces questions-là que s’est construit le Web des plateformes de partage et des réseaux sociaux: la culture du commentaire qui s’épanouit sur Internet et dans laquelle baigne notre quotidien numérique a pris forme à partir de ces interrogations. C’est ce que vient rappeler Joseph Reagle, chercheur en sciences de la communication à l’université états-unienne Northwestern, dans son livre Reading the Comments. Likers, Haters, and Manipulators at the Bottom of the Web (MIT Press).
Retour en arrière: en octobre 2000, deux ingénieurs établis dans la Silicon Valley, James Hong et Jim Young, lancent un site appelé «Hot or Not» («Sexy ou pas»). L’idée: inviter les internautes à poster leur photo, afin que les autres utilisateurs jugent de leur attrait sur une échelle d’1 à 10. Le duo n’invente rien: les sites RateMyFace et AmIHot, lancés peu de temps auparavant, faisaient la même chose. Mais Hong et Young remportent la mise sur le marché du clic: une semaine après la mise en service du site, ils comptabilisent deux millions de pages vues par jour.
L’idée sera répliquée en 2003 par Mark Zuckerberg pour créer son site FaceMash, prédécesseur de Facebook (qui suivra en 2004). Une année plus tard, le principe est décliné en une nouvelle version: «YouTube a été conçu, en partie, comme une version vidéo de Hot or Not», note Joseph Reagle. À l’origine des grandes plateformes du Web participatif, on trouve donc des ados et des jeunes adultes qui se filment en demandant au monde «Suis-je moche?», ou qui attribuent un score à l’aspect physique d’autres quidams de leur âge.
Aladin et les tricheurs
Depuis le début années 2010, la culture du commentaire paraît en crise. En 2012, le développeur de logiciels new-yorkais Dave Winer, «la personne que l’on désigne souvent comme la première à avoir rendu possibles les commentaires sur un blog, a désactivé cette fonction sur son propre site», signale Reagle. En 2009, le juriste Lawrence Lessig (actuellement en lice pour l’investiture démocrate en vue des présidentielles états-uniennes) avait déjà débranché son blog en constatant que «un tiers des 30 000 commentaires qui s’y trouvaient relevaient vraisemblablement de l’arnaque et du spam».
Ce problème semble être entré dans une phase aiguë. Le 16 octobre dernier, le site de commerce en ligne Amazon déposait 1100 plaintes contre des personnes non identifiées (si ce n’est par des pseudonymes tels que «bondo_man», «kingswiss» ou «sohel_mama»), accusées de rédiger, en échange d’une somme d’argent, des commentaires élogieux sur des produits proposés par des commerçants hébergés sur le site. Le recrutement et la rémunération de ces commentateurs se faisait apparemment sur la plateforme Fiverr, un marché du travail en ligne mettant en relation employeurs numériques et petites mains engagées pour de menues tâches. À noter par ailleurs que, depuis 2007, Amazon organise officiellement l’échange de produits gratuits contre des commentaires via son programme Vine…
Deux jours après le dépôt de la plainte d’Amazon, le 18 octobre, le quotidien belge L’Avenir publiait un article relayant les accusations des internautes contre la plateforme d’information cinématographique Allociné. Considéré jusque là comme «la référence francophone en matière de cinéma», le site était soupçonné d’avoir publié de faux commentaires élogieux de spectateurs pour doper le succès des Nouvelles aventures d’Aladin. «La maison de distribution Pathé a-t-elle richement payé l’hyper-promotion de ce film en dépit de la liberté d’expression des utilisateurs cinéphiles?» se demandait le journal. Joseph Reagle s’amuse, lui, à relever que la tricherie consistant à publier des commentaires élogieux sur soi-même sous une fausse identité à été pratiquée par le naturaliste Linné au XVIIIe siècle, par l’écrivain Walter Scott (l’auteur d’Ivanhoé) au XIXe, ainsi que par Anthony Burgess (L’Orange mécanique) au XXe…
La technique du sandwich
La relation entre la culture du commentaire et la liberté d’expression a une longue histoire, remontant, par exemple, à l’édit par lequel le roi d'Angleterre Charles II tenta en 1675 de supprimer les «Coffee-Houses», lieux où s’épanouissait alors le commentaire de l’actualité. Sur Internet, les communautés où la culture du commentaire se déploie de la façon la plus solide sont pourtant celles où l’expression n’est pas en roue libre, mais où elle est régulée par des normes internes de conduite. C’est le cas dans la galaxie de la fanfiction, ou fanfic: ces récits écrits par des fans qui s’emparent des héros de sagas connues (Star Trek, Twilight, Harry Potter…) pour leur donner des vies parallèles, riches en rebondissements romantico-sexuels. En énonçant ses recommandations sur la bonne manière de commenter la fanfiction d’autrui, un site voué à Star Trek évoque la «technique du sandwich»: «Fais un éloge, puis une critique, puis un éloge à nouveau».
La culture du commentaire est aujourd’hui à la fois triomphante et en crise. De plus en plus de sites ont éliminé les commentaires, déplorant à la fois leur tendance à déclencher des flambées de haine et leur faible valeur ajoutée en termes de contenus. Quant aux sites qui font du commentaire leur raison d’être, tels que Facebook, ils ont un effet à la fois compulsif et répulsif. Si tout le monde pouvait simultanément cesser d’être sur ce réseau, sans craindre de se retrouver désavantagé par rapport à ses semblables, une très grande majorité des usagers tirerait sans doute la prise sans regret, en poussant un soupir de soulagement…
L’anonymat derrière lequel on peut se réfugier sur Internet, la distance qui empêche de voir la douleur émotionnelle infligée à son destinataire, ainsi que l’amplification offerte à des penchants malfaisants (en 2008, «le forum en ligne de l’Epilepsy Foundation a été infiltré avec des images visant à provoquer une crise d’épilepsie»…), tout cela contribue à cette crise. De la figure du troll, le semeur de zizanie isolé des années 90 et du début des années 2000, on est passé selon Joseph Reagle au phénomène du «trollplex»: «des attaques lancées par des gens ayant des backgrounds divers et affichant des comportements variés, mais partageant une cible, une culture et des lieux de rencontre en ligne»… Que faire? Cultiver son coin de Web comme un jardin, en arrachant les mauvaises herbes pour que les fleurs poussent, suggère Reagle. Ou, comme le recommandait le grand auteur de science-fiction Isaac Asimov, arrêter de lire un commentaire au premier adjectif défavorable.