L’entretien aurait pu se tenir parmi les boîtes de thé multicolores parfaitement alignées du 75, avenue Niel, l’adresse parisienne mythique des premiers ateliers de Kusmi Tea. Il n’en sera rien, covid oblige: la rencontre avec le patron de la célèbre marque de thé se fera par visioconférence. Au fil des mots, Sylvain Orebi prend le temps de se livrer malgré un agenda surchargé, dans l’univers envoûtant des thés parfumés qui, eux, sont bien réels.

Il ouvre des yeux émerveillés à la seule évocation du porridge matinal qu’il dégustait enfant avant de partir à l’école. «Ce n’est pas tant ce petit-déjeuner typiquement anglais que j’affectionne, mais c’est le parfum de la cannelle avec laquelle nous le saupoudrions qui me replonge en enfance», se remémore-t-il avec émotion.

Appliqué et rigoureux

Né en Egypte, il reçoit dès le plus jeune âge une éducation anglophile dans un milieu francophone. A l’âge de 6 ans, sa famille quitte Le Caire et rejoint la capitale française où l’entrepreneur en devenir façonne son futur professionnel dans les grandes écoles de commerce. Elève appliqué et rigoureux, il survole ses études avec sérieux. Diplôme en poche, il tente en 1980 l’aventure entrepreneuriale en créant, avec un camarade de promotion, une entreprise de vidéos publicitaires aux caisses des supermarchés. «Hormis le fait que notre idée était trop avant-gardiste, l’écosystème français de l’époque n’était pas favorable aux jeunes qui voulaient ouvrir leur propre boîte.»

Le jeune Sylvain part donc travailler aux côtés de son père, Elie, et de son frère, Claude, dans le négoce de café et de cacao. Une expérience qui, loin d’être évidente au quotidien, tisse des liens de confiance fraternelle indélébiles. «Comme toute collaboration, il y a des bons et des mauvais côtés. Mais la famille, c’est la famille.» En rachetant la société Olivier Langlois en 2001, et tout en conservant une activité de négoce, les deux frères se lancent dans la distribution de café pour les petits et moyens torréfacteurs français.

Sylvain Orebi constate qu’un microscopique département de thé fait partie de cette nouvelle structure. Il commence à s’y intéresser de plus près. «C’est à ce moment-là que j’ai appris à comprendre ce monde et à développer le catalogue aromatique. En ne vendant exclusivement qu’aux professionnels du secteur, je me suis senti très vite frustré de ne pas avoir une plus grande diversité sous une marque spécifique.»

J’ai trouvé une nouvelle matière première sur laquelle je pouvais m’exprimer

Sans attendre, le patron part à la recherche d’une fabrique de thé. Sylvain Orebi sent qu’une vague de bien-être va inonder le monde et qu’au même titre que le sport ou les produits de beauté, le thé aura sa place sur ce nouveau marché. C’est dans un grand magasin parisien qu’il découvre la marque Kousmichoff, alors peu connue. Au détour d’une allée, il tombe nez à nez sur cinq petites boîtes empilées les unes sur les autres au rayon des thés haut de gamme.

«Je m’en souviens comme si c’était hier. Dès que je les ai vus, je suis tombé sous le charme», se souvient-il. D’origine russe, la famille Kousmichoff débarque à Paris en 1917, après avoir fui la Russie sous le régime bolchevique. Des décennies plus tard, l’entreprise est au bord du gouffre. Coup du sort inespéré, l’affaire est à vendre, et le futur propriétaire ne se fait pas prier pour l’acheter. «Il fallait agir vite car nous n’étions pas les seuls sur le coup. Apparemment, j’en avais plus envie que les autres.»

Avec une histoire digne d’un roman, un emballage extraordinaire et un assemblage de parfums uniques, Sylvain Orebi tient en mains les trois éléments principaux qui font une marque. «Avec l’acquisition de Kusmi Tea, j’ai trouvé une nouvelle matière première sur laquelle je pouvais m’exprimer.» Tout le reste est à refaire: la fabrication, la production et la distribution. Il revoit le marketing qu’il considère comme essentiel dans le futur développement de l’entreprise. «C’est une notion qui ne s’apprend pas à l’école mais dans la vie de tous les jours. Il faut faire preuve de bon sens, d’un peu de flair et surtout d’une bonne compréhension du client final.»

Une cure de jouvence

Après une refonte totale de l’organisation en 2005, le patron s’attaque à la communication. Idée de génie, il construit un univers commercial autour de l’esthétique. Sylvain Orebi est persuadé que la commercialisation de son thé se fera par le biais du secteur du bien-être. «Nous avons toujours été en rupture par rapport à ce qui se fait habituellement. J’aime casser les codes, c’est notre marque de fabrique.»

Kusmi Tea subit ainsi une véritable cure de jouvence et séduit un public rajeuni. Toujours original, le patron est le premier à sortir en 2007 la gamme Détox (Expure en Suisse), coup de maître pour un succès international. Les mélanges entre thés et plantes voient le jour… C’est une première, à l’époque. Aujourd’hui, on a une entreprise florissante qui utilise presque exclusivement des produits bios, une fois de plus en rupture avec ses concurrents. «Les gens ont toujours tendance à penser que l’innovation se limite à la technologie. C’est faux, car elle est partout. A notre niveau, nous sommes aussi des innovateurs.»


Profil

1962 Départ de l’Egypte où il est né six ans plus tôt.

1980 Diplômé de l’ESCP Business School, il rejoint l’entreprise familiale de négoce de café et cacao.

1996 Préside la Federation of Cocoa Commerce, basée à Londres, pendant six ans et, avec le soutien de Nestlé en 1998, crée une plantation de cacao fin en Equateur.

2003 Achat de la maison Kousmichoff, qui devient Kusmi Tea.

2017 En mission au Ministère français de l’économie afin de participer à l’élaboration de la loi Pacte, relative à la croissance et à la transformation des entreprises.


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