Inspiration lointaine/ingrédients locaux. Street food/cuisine étoilée. Pureté des arômes/camaïeu des assiettes. La cuisine de Tanja Grandits pourrait se définir par ses dualités. Mais aussi par ses variations sur les textures. Son élégance et sa part de mystère.

Imaginez un paysage hésitant entre shiso pourpre, pétales de rose et d’hibiscus: ce serait son curry de betterave, falafel hibiscus, lentilles beluga; un ton sur ton végétal, jouant sur des notes de thé vert, haricot vert, maquereau. Ou alors des carottes à l’essence de rooibos, omelette au saké. Une esthétique très travaillée à l’œuvre jusque dans ce dessert automnal jaune or, mariant potiron et fruit de la passion, selon des textures multiples (espuma, tuile croquante, sorbet et mousses moelleuses, légume confit)…

Mais qui est cette créatrice inspirée, subtile, relativement peu connue des francophones?

Une Anne-Sophie Pic d’outre-Sarine

Dans un paysage gastronomique toujours aussi peu féminin et résolument sexiste, Tanja Grandits fait figure de double alémanique d’Anne-Sophie Pic. Toutes deux font preuve de la même intuition assumée, la même énergie pour surmonter les épreuves, la même humilité pour évoquer leur métier. Une même créativité aussi et – derrière les grands yeux noirs pétillants de Tanja, sa grâce aérienne – de semblables talents d’entrepreneuse. La Bâloise native d’Ebingen, dans le Bade-Wurtemberg, cheffe d’entreprise à la tête d’une trentaine d’employés, a créé sa propre ligne de produits et son service traiteur, signé une demi-douzaine d’ouvrages somptueux et de nombreuses chroniques culinaires.

«Au fond, je crois que j’ai toujours voulu être cheffe, raconte-t-elle aujourd’hui, mais comme j’étais plutôt bonne élève et que j’étais une fille, mes parents ne voulaient pas en entendre parler. J’ai fini par étudier la chimie à l’université. C’était très intéressant, mais il me manquait une dimension, le fait de travailler avec mes mains…»

Là-dessus, la jeune femme part perfectionner son anglais auprès d’une famille californienne: «Je cuisinais pour toute la famille et j’adorais ça…» Une révélation, qui l’incite à entamer un apprentissage sur le tard. Un passage au chic Hôtel Traube Tonbach, dans la Forêt-Noire, confirme sa vocation. Elle enchaîne au Claridge, à Londres: «Une étape clé et l’entrée dans un autre univers: on avait pour clients la famille royale, des chefs prestigieux qui nous conviaient à leur tour à venir cuisiner en Thaïlande ou ailleurs…»

Après un passage par le Château de Montcaud dans le Gard, notamment, elle ouvre avec son mari d’alors, René Graf, sa première adresse en Suisse, le Thurtal à Eschikofen (TG). Succès quasi immédiat et première consécration du GaultMillau en 2006, avec le titre de «Cuisinier de l’année».

Deux ans plus tard, fin de la parenthèse thurgovienne pour relever, avec la reprise du Bruderholz, un sacré défi. L’enseigne créée par Hans Stucki – alter ego de Frédy Girardet outre-Rhin, disparu en 1998 – demeure mythique aux yeux des Bâlois. Tanja Grandits dépoussière la vénérable maison de maître, allège et rafraîchit le décor et les assiettes.

Le goût de l’Asie

Désignée «Cuisinier de l’année» par le guide GaultMillau à trois reprises (2006, 2014 et 2020), couronnée entre-temps de deux macarons Michelin, elle est parvenue à faire oublier ses devanciers en un temps record. A réenchanter les lieux. A l’aide d’«arômes purs» (titre d’un de ses ouvrages) et d’une esthétique raffinée, de ses épices fétiches du moment, de l’ombelle de fenouil qui orne son logo à l’huile de lamier, en passant par l’hibiscus, la rose et la coriandre, le yuzu, le gingembre ou les fleurs de cannelier, les thés verts ou le rooibos – cueillis pour certains à côté de sa cuisine, dans les plates-bandes échevelées entourant le restaurant.

Les voyages sont une autre étape importante de son parcours. L’Asie, en particulier le Vietnam et la Thaïlande, mais aussi le Japon: profondément marquée par les métissages à ses débuts, sa cuisine s’en est partiellement affranchie pour entrer dans une autre dimension, un registre singulier, atypique et personnel. Mais la cheffe se nourrit encore de nombreuses techniques culinaires asiatiques, telle la cuisson vapeur dans des paniers de bambou, les bouillons styles dashi, certains laquages et marinades aigres-doux.

Elle se promène toujours, dit-elle, avec son carnet de notes et n’aime rien tant que dessiner avec sa fille. Ou peut-être tirer ses pastels d’un grand sac quand l’idée d’une assiette lui vient…

Sur la question des femmes en cuisine, elle soupire. «Pourquoi sommes-nous plus de la moitié à l’université et ensuite si rares aux postes clés? Pourquoi dans les congrès ou soirées de grands chefs où nous travaillons très tard, suis-je la seule à qui on demande comment je concilie le fait d’être mère et qui garde les enfants?»


Tanja Grandits en 5 dates

1970 Naissance à Ebingen, dans le Bade-Wurtemberg.

2005 Naissance de sa fille Emma.

Juin 2008 Elle reprend le Bruderholz, institution bâloise créée par Hans Stucki.

2018 «La plus grande fête de ma vie» réunit 400 invités, amis, voisins, pour marquer ce dixième anniversaire. «C’est essentiel de célébrer les beaux moments. Je n’aime pas regarder en arrière, chaque jour est important et il faut le vivre pleinement…»

2019 «Cuisinier de l’année» pour la troisième fois au GaultMillau 2020, elle obtient la note suprême de 19.