Temps en temps. Longue histoire
De temps à autre, les mineurs du tunnel ferroviaire du Lötschberg
De temps à autre, les mineurs du tunnel ferroviaire du Lötschberg reçoivent la visite de Maria Ceppi. L'artiste de Viège est chargée par Pro Helvetia d'incarner en images le labeur des tunneliers, ingénieurs et autres techniciens qui percent la montagne, entre Frutigen et Rarogne. Elle prend des photographies des hommes casqués sur leur lieu de travail, en compagnie de leurs foreuses, théodolites ou explosifs. Les photos sont transférées sur des tissus, puis confiées à des brodeuses valaisannes. Celles-ci couvrent l'image de leurs fils de laine, reprenant le motif qui leur est proposé. Les portraits des mineurs sont rehaussés de couleurs vives, point par point, une aiguille à l'endroit, une aiguille à l'envers, des heures durant. Un panthéon profane, composé de travailleurs de l'ombre, prend forme. Vingt-quatre portraits brodés, tous groupés sur un monumental panneau suspendu, viennent d'être exposés dans le Centre d'information Alptransit du Lötschberg, à Rarogne. D'autres broderies suivront au fil des ans, jusqu'à l'ouverture de la galerie souterraine, prévue en 2007. Pour une fois, souvenir sera gardé des cohortes innombrables qui suent sang et eau dans la Terre, mais qui sont aussitôt oubliées lorsque résonnent les flonflons inauguraux.
Les ouvrages d'art, l'un de génie civil, l'autre conceptuel, dialoguent de part et d'autre de la montagne. Une histoire se tricote, ponctuée de gestes répétitifs, de forets qui percent la matière et gagnent avec constance du terrain, des centimètres de laine par ici, des mètres de roches par là. C'est une longue histoire, un travail de mois, d'années, amorcée dans un siècle, achevée dans un autre. C'est une histoire d'abnégation et de patience, de maîtrise et de savoir. C'est enfin une histoire dont l'épilogue, alors que tout se sera tramé dans la lenteur, se jouera à une allure fulgurante. Un train s'engouffrera à 200 km/h dans le tunnel de base du Lötschberg, telle la flèche de Zénon, à peine aperçue, déjà disparue. Les passagers qui fileront du nord au sud, et du sud au nord de l'Europe ne verront rien, comme on n'aperçoit ni ne sent rien lorsqu'on passe en Eurostar sous la Manche. Vouff, d'un souffle, la montagne sera perforée de part en part, des dizaines de fois par jour, dans l'oubli vertigineux qui est celui de la Grande Vitesse. Huit années auront été nécessaires pour creuser le tunnel, avec des pointes à 18 mètres par jour, lorsqu'une pierre de bonne composition daignait s'abandonner aux mineurs. A 200 km/h, voire à 250 km/h, il faudra de huit à dix minutes au bolide pour gober l'obscurité tunnelière. Peut-être qu'en ce bref instant, de patientes passagères, maille à l'endroit, maille à l'envers, rendront un inconscient hommage à ce qui s'est imaginé en cet endroit précis, des années auparavant.