«Dode ne ce haudan te meche metiche.» Ça signifie «Ceci est la maison du grand homme»: c’est du martien. La phrase sort de la bouche d’une médium, dans un salon genevois, en 1896. La femme en transe s’appelle Catherine Elise Müller, mais l’homme qui raconte son histoire la rebaptisera «Hélène Smith». Il s’appelle, lui, Théodore Flournoy. Il est professeur à l’Université de Genève, où il a créé un laboratoire de psychologie expérimentale. En quête de processus mentaux plus palpitants, il s’est laissé inviter par un collègue à des séances où «une grande et belle personne d’une trentaine d’années» se livre à des démonstrations de ses «facultés apparemment supranormales». Les expériences à base de tables tournantes et de possessions spirites vivent alors un boom mondial.

Sous les yeux du savant, «Hélène» embarque en esprit dans des voyages médiumniques où elle détaille la flore, la faune et la civilisation martiennes, puis elle part revisiter ses vies passées: elle a été la princesse arabe Simandini, mariée à un maharadjah vers 1400, puis elle est revenue sur Terre sous les traits de Marie-Antoinette. Parfois, le corps de la médium est habité par un autre personnage, appelé Léopold, qui est en fait un déguisement du comte de Cagliostro – et avec lequel la jeune femme entretient un rapport compliqué… En observant ces «transes somnambuliques» et en les analysant à la lumière des informations qu’il récolte sur la vie de la médium, Théodore Flournoy élabore des réflexions inédites sur la manière dont les impressions, les souvenirs, les élans et les productions imaginaires de l’esprit voyagent dans les coulisses de la vie consciente. Il plonge ainsi dans une strate du psychisme qu’il nomme «subconscient»: contrepartie genevoise, si on veut, de l’inconscient que Freud explore au même moment.

Le sexe sur un strapontin

En 1900, Freud publie L’Interprétation des rêves et Flournoy Des Indes à la planète Mars. Etude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie . «Sa tentative de rendre compte rationnellement des phénomènes médiumniques en déployant une analyse psychologique aboutit à la découverte d’un inconscient créateur, subliminal et mythopoïétique» (c’est-à-dire créateur de mythes), résume la chercheuse française Karima Amer, auteure d’une thèse sur Théodore Flournoy et responsable, avec Judith Dupont, du nouveau numéro de la revue Le Coq-Héron , intitulé La psychanalyse en Suisse: une histoire agitée .

Quelque peu oublié dans l’histoire de la psychanalyse – dont il était pourtant l’un des premiers vecteurs en francophonie –, Flournoy est l’un des acteurs clés de cette «histoire mouvementée». On y découvre que le Genevois était également au cœur, plus ou moins malgré lui, du processus qui conduira les analystes de la psyché à se séparer en deux courants: d’un côté, Vienne, Freud et les labyrinthes de la sexualité, de l’autre, Zurich, Jung, les archétypes et la spiritualité.

Le clivage se fait, en grande partie, autour du sexe, que Flournoy tend à reléguer sur un strapontin dans le cadre de son «effort pour rendre la psychanalyse sympathique», comme il l’écrit dans une lettre en 1914. Qu’est-ce à dire? «C’est tout le débat autour de l’étiologie sexuelle des névroses» (c’est-à-dire autour de l’origine sexuelle des troubles psychiques), explique la professeure genevoise Mireille Cifali, auteure de plusieurs études sur Flournoy et contributrice de ce numéro du Coq-Héron. «Cette idée ne convenait pas vraiment aux Suisses, qui disaient de Freud qu’il était obsédé sexuellement – qu’il voyait du sexe partout.»

Le désaccord des Suisses, Flournoy en tête, s’explique en partie pour des raisons tactiques: il s’agit de ne pas trop heurter l’opinion protestante. «Cela touchait à la question du religieux: rendre la psychanalyse plus sympathique signifiait, en résumé, arrondir les angles et ne pas faire dépendre le spirituel du sexuel.» Y aurait-il également quelque chose de l’ordre du malentendu? «Dans le passage sur les Suisses de son Dictionnaire de la psychanalyse, Elisabeth Roudinesco est affirmative: pour elle, les Suisses n’ont pas compris Freud à ce moment-là. A mon sens, il ne s’agit pas d’une incompréhension, mais d’un heurt de cultures. Pour Flournoy, ce qui définit l’humain est son spirituel, pas son sexuel. On est là dans un conflit de valeurs.» Indésirable en Suisse, le sexe, donc? Pas tout à fait. «Flournoy pouvait accepter l’hypothèse d’une étiologie sexuelle dans certains cas. Ce qui n’était pas recevable pour lui, c’était d’en faire une généralisation.»

La télépathie, croyance partagée

Il semble bien, à ce propos, que la lecture de Freud par Flournoy soit quelque peu biaisée: «Ce qui le dérange, c’est de considérer que derrière tout rêve, il y aurait un désir sexuel. Mais Freud ne dit jamais ça! Cette déformation des idées freudiennes – et la confusion entre sexualité et génitalité – se retrouvera reprise de Genève à Zurich, d’une part, et d’autre part en France, transmise par la «filière suisse», signale Karima Amer.

Mais pourquoi Théodore Flournoy disparaît-il pour ainsi dire du radar? Raisons de deux ordres. Le spiritisme, pour commencer: c’est très à la mode, mais il est risqué de s’y aventurer ouvertement. «Freud s’y intéresse aussi, mais sa préoccupation du moment, c’est de faire en sorte que ses idées soient reconnues et diffusées dans le milieu médical et scientifique. Prudent, il reprendra néanmoins ces études sur l’occultisme à partir de 1920 – l’année du décès de Flournoy – en rédigeant Psychanalyse et Télépathie et Rêve et Télépathie.» On soulignera au passage que Théodore Flournoy ne croit pas aux esprits, mais qu’il croit à la télépathie – et Freud aussi.

Deuxième facteur: la position de Flournoy, qui ne se place pas en psychanalyste, mais en scientifique qui étudie un phénomène – et qui, de ce fait, ne peut démasquer l’«amour de transfert», l’attraction inavouée qui aimante l’observateur et l’observée… «Flournoy ne s’intéresse pas à l’idée selon laquelle les phénomènes qui se déploient devant lui pourraient être interprétables par le mécanisme transférentiel – c’est-à-dire que cette médium va tomber amoureuse de lui». Se croyant extérieur à ce qu’il observe, le savant ne reconnaît pas ce qui se joue dans l’interaction.

«Il faut contextualiser historiquement ce qui se passe entre Flournoy et Hélène Smith. On est au début de la compréhension des effets de transfert. Freud s’y est aussi brûlé les doigts à plus d’une reprise, avant de comprendre ce qui surgissait là. Flournoy s’y est en quelque sorte engagé naïvement, avec beaucoup de sincérité, et il s’est fait surprendre. N’ayant pas été lui-même analysé, il ne pouvait comprendre la puissance de ce qu’il provoquait chez cette femme par sa présence et son intérêt», nuance Mireille Cifali. Le contenu sexuel latent de la relation se dévoilera in fine dans une transe autoérotique qui emporte «Hélène» lors d’une séance avec une dénommée Mme de Mé…, psychiatre de passage à Genève. Flournoy archivera les notes reçues de sa consœur et n’en parlera pas.

Quelque peu en marge du mouvement psychanalytique, Théodore Flournoy exercera finalement une influence majeure sur son cours de manière indirecte, par la place qu’il prend dans la formation de Carl Gustav Jung, de vingt ans son cadet. «Un mentor: c’est ainsi que Jung définit Flournoy à l’époque de sa rupture avec Freud. Curieusement, dans mes recherches je n’ai pas pu retrouver des lettres de Flournoy dans le fonds Jung, alors qu’ils devaient quand même s’écrire. Jung a publié plusieurs études dans les Archives de psychologie, fondées par Flournoy avec Edouard Claparède, il devait donc se déplacer à Genève», avance Mireille Cifali. «On est loin de toutes les hypothèses simplificatrices et simplistes sur la rupture entre Freud et Jung, qui prétendent l’expliquer par un complexe paternel, ou par le fait que Jung était momentanément fou», lui fait écho Karima Amer.

Deux notions différentes de l’inconscient émergent ainsi, plus ou moins simultanément, autour de 1900: l’une, viennoise, voit le jour sur le divan, l’autre, genevoise puis zurichoise, naît autour d’un guéridon. «L’inconscient de Flournoy a davantage à voir avec une psychologie de l’imaginaire. C’est en cela ça que son héritage sera extrêmement important pour Jung, qui lui empruntera la notion d’«imagination créatrice», ajoute Karima Amer. Mythes, romans, transes médiumniques, délires: autant de productions de la même fabrique, selon cette vision. «Pour Jung, le délire est une phase de la guérison, note Mireille Cifali. Position dont on est loin aujourd’hui, puisque le délire est canalisé par les médicaments et n’est plus source d’une traversée qui conduit à guérir.»

«Le Coq-Héron», N° 218, 2014, Editions Erès.