Qui dit toucher dit cajoler, consoler, apprivoiser, accompagner. Mais qui dit toucher dit aussi bousculer, agresser, frapper, écraser. Claire Richard est consciente de cette ambivalence et c’est justement cette «diffraction» qui l’intéresse. Dans Des Mains heureuses. Une archéologie du toucher, un ouvrage intense qui vient de paraître aux Editions du Seuil, l’écrivaine et documentariste parle des joies du contact sans paroles avec son nouveau-né, mais aussi de ces moments d’épuisement où elle se sent gagnée par l’exaspération et la brutalité.

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Un grand écart qui l’amène à ce constat transposable à toute lecture sociétale ou politique. Si l’approche cérébrale permet une certaine radicalité, l’approche tactile oblige à nuancer son analyse, à la métisser. «Penser depuis le toucher permet de penser autrement, en prêtant attention aux zones de contact plutôt qu’aux oppositions de concepts», écrit-elle.

En finir avec l’arrogance

«En finir avec l’arrogance du savoir» pourrait dès lors être le deuxième sous-titre de l’ouvrage de Claire Richard. C’est que la jeune femme s’est trouvée devant un paradoxe durant sa maternité. D’une part, elle s’est sentie trahie par les mots savants qui, dans les changements profonds de son être et de son quotidien, ne lui ont apporté aucun soutien.

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D’autre part, la féministe qu’elle est a réalisé que sa déconstruction scrupuleuse des attitudes assignées au féminin ne convenait pas aux soins du bébé. «Ces mains qui s’entraînaient depuis l’adolescence à prendre, tenir, arracher, conquérir, qui s’efforçaient d’aller contre le mouvement héréditaire, ces mains sont soudain sommées de retourner vers ce à quoi elles se sont soustraites pour bercer, laver, langer, consoler, nourrir. Comment réparer, renouer, sans tomber dans les anciens pièges?» questionne-t-elle.

Renouer avec l’intériorité

Réconcilier le corps et l’esprit. Telle est la quête de cet essai consacré à l’haptique, soit la dimension tactile du monde, qui parle aussi bien du hammam tunisien où «les femmes de 3 à 97 ans se frottent vigoureusement le dos», des cuddles parties américaines, des soirées câlins, dans lesquelles les participants en pyjama se «huguent» avec consentement, que du roller derby, ce sport où, pour le dire vite, des jeunes femmes se foncent dessus en patins à roulettes.

Il s’agit de montrer à quel point le toucher, ce sens oublié puisque 75% de nos interactions passent par la vue, pourrait transformer notre société en l’invitant à quitter la façade pour l’intériorité. «Dans ma pratique du shiatsu, j’ai été confrontée aux troubles de l’intéroception», témoigne Anaïs Choulet-Vallet, philosophe et praticienne en shiatsu. «A force d’auto-objectivation de leur corps, qui doit coller aux canons de beauté, de nombreuses femmes perdent l’accès à des perceptions internes et manquent ainsi de ressources pour localiser des problèmes et les soigner.»

Le désarroi du biberon

Renouer avec son intériorité, c’est aussi mieux se connecter aux autres, à commencer par son propre enfant, qui a besoin de ces «gestes tuteurs» pour grandir, observe l’autrice. Encore faut-il pouvoir retrouver cet héritage, relève cette citadine émancipée qui regrette l’absence de transmission clanique au moment où elle doit accomplir des tâches maternelles.

Souvent, elle consigne son désarroi devant des actes qualifiés de simples, comme donner le bain, préparer un biberon avec «la bonne tétine au bon débit», calmer les colères de son petit. Et interroge ce féminisme cérébral qui, pour éviter toute aliénation, refuse de documenter ce territoire complexe de la procréation.

Les gestes du déclin

Mais les gestes ne sont pas que tuteurs de vie dans Des Mains heureuses. Ils sont aussi de vrais soutiens au moment du déclin et de la mort. Comme cette magnifique aumônière qui, en pédiatrie, berce une mère dont le petit de 18 mois vient de décéder. C’est la mère effondrée qui a elle-même demandé: «Je vais me mettre dans vos bras et vous allez me bercer.» Dire son besoin de consolation et obtenir réparation. L’autrice cite aussi Asma, qui a accompagné ses grands-mères mourantes en les massant, car «la détente permet au dernier souffle de quitter la chair».

En matière de toucher, l’ouvrage aborde bien sûr les gestes du désir et de l’amour. Avec l’indispensable consentement qui exige de la femme une grande lucidité, car «accepter un contact initié par l’homme plutôt que de le blesser est un schéma tellement ancré qu’il accède à peine à la conscience», rappelle l’autrice. Elle décrit aussi l’homosociabilité permettant à des jeunes filles d’apprendre entre elles le vocabulaire érotique avant de l’exercer avec les garçons, si garçons il y a.

Le ventre, ce mal-aimé

Et qu’en est-il des endroits du corps qui bouleversent? «J’aime tenir la main de quelqu’un. Juste ça. Ça peut régénérer tellement», commence un témoin. «Le cou. C’est l’endroit le plus vulnérable du corps humain puisqu’il contient la carotide, la jugulaire, la trachée et la colonne vertébrale. Laisser quelqu’un vous toucher le cou est le signe d’une véritable confiance et intimité.» «J’aime qu’on me touche les cheveux… C’est pour ça, j’imagine, que j’ai une relation crypto-intime avec mon coiffeur!» Ou encore: «Mon mari est Indien, il adore mon nombril. A chaque fois que je fais la cuisine, il vient derrière moi et me touche le ventre, puis il me retourne et m’embrasse le nombril.»

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Le ventre, justement. S’il y a une partie du corps dévalorisée dans la culture occidentale, c’est bien le ventre, tripes et entrailles. «Dans une séance de shiatsu, la praticienne appuie sur mon ventre. Devant ma grimace de douleur, elle dit doucement: «Ah, je viens vous chercher là…» Je pleure et ça me fait beaucoup de bien. Je me dis aussi que j’ai manqué de douceur envers ce ventre qui a porté un bébé», témoigne l’autrice.

Le droit à la simplicité

Toucher pour grandir, toucher pour renouer. L’ennui, soupire Claire Richard, c’est que la vie est de moins en moins tactile et de plus en plus «médiée par les écrans, qui ne coûtent pas cher à produire et rendent tout moins cher». L’écran est aujourd’hui tellement trivial que «valoriser le contact humain est devenu un marqueur de statut social». Ainsi, on assiste à «la luxurisation du contact humain», observe Milton Pedraza, PDG de Luxury Institute, qui conseille les entreprises sur les goûts des très riches en matière de dépenses et de modes de vie.

Toucher l’autre, se laisser toucher par l’autre. La simplicité est devenue un luxe? A nous de nous la réapproprier sans trembler.