«Longtemps je me suis couché de bonne heure». A partir d'une madeleine, Proust a publié des milliers de pages, dont certaines écrites en une seule phrase.
C'est aussi une Madeleine qui est au coeur du projet éditorial de la journaliste multimédia de France Info Clara Beaudoux, mais la sienne est une femme et les phrases de l'auteure n'excèdent jamais 140 signes.
Depuis lundi, elle a commencé à raconter sur son compte twitter l'histoire de la vieille dame qui a vécu vingt ans dans l'appartement qu'elle occupe aujourd'hui. Clara Beaudoux s'est donné une semaine, à raison d'une trentaine de tweets par jour, pour faire de cette anonyme un personnage de roman. Comment? En explorant sa cave qui n'avait pas été vidée à son décès. Une cave comme un trésor. Le trésor de Madeleine, auquel Clara a pu avoir accès grâce à l'autorisation du seul descendant de la défunte, un filleul qui lui a laissé carte blanche.
Je pense donc qu'il s'agit de Madeleine sur ces photos #Madeleineproject pic.twitter.com/YOKYtuUCE4
— clara beaudoux (@clarabdx) 2 Novembre 2015
«Les choses ont leur secret, les choses ont leur légende mais les chose nous parlent si nous savons les entendre» chantait Barbara dans «Druot». C'est exactement ce que fait Clara Beaudoux.
Elle regarde, trie, écoute, met en rapport des photos, en déduit le visage de Madeleine, parcourt des documents qui, de diplômes en actes civils, de lettres en bibelots, construit peu à peu, tweet par tweet, l'identité de cette femme, dont on apprend qu'elle aurait eu 100 ans en mars dernier, qu'elle fut probablement institutrice et la soeur d'un frère «tombé glorieusement» durant la seconde guerre mondiale. On découvre qu'elle aimait le patin à glace, qu'elle collectionnait les numéros d'Historia, qu'elle écrivait de nombreuses cartes postales de la Provence, qu'elle était proche d'un certain Jacques avec qui elle a voyagé en 1947. Comme un puzzle, une femme se dessine au fil de ce récit à découvrir au jour le jour.
Dans l'enveloppe "Martial" (son frère ?) il y a sa plaque de l'armée, son permis, et une lettre... #Madeleineproject pic.twitter.com/D0ZJ2mqe6v
— clara beaudoux (@clarabdx) 3 Novembre 2015
Je me demande bien à quoi sert ce petit objet #Madeleineproject pic.twitter.com/ZFC28U5lgl
— clara beaudoux (@clarabdx) 2 Novembre 2015
Comme Madeleine était ordonnée, l'enquêtrice travaille avec des classeurs bien rangés, des boîtes de photos annotées, des objets soigneusement mis à l'abri - par exemple un adorable pendentif avec une dent de lait - des tiroirs remplis d'objets, dont l'usage a été perdu, des cartons plein de cahiers, dont certains exclusivement consacrés à l'écriture des paroles de chansons qu'elle aimait, notamment «Garde ton coeur Madeleine». C'est l'occasion pour Clara Beaudoux d'intégrer le lien qui permet d'écouter ce tube dans sa version d'origine.
Clara Beaudoux n'est pas la première à s'intéresser à des inconnus et à imaginer, à partir d'objets leur ayant appartenu, ce que fut leur vie. Le cinéma et la littérature sont très friands de ces récits qui confrontent documentaire et fiction.
Le projet de Clara Beauvoux est plus original encore puisque son histoire se présente à la fois comme un feuilleton, chaque tweet servant d'épisode; comme une enquête, chaque image étant une pièce du dossier, et comme un jeu multimédia, savant mélange de textes, images et sons. Le feuilleton crée l'addiction (j'attends avec impatience les tweets de demain) et l'enquête incite à l'interactivité (on peut soumettre des hypothèses, commenter ou documenter certaines questions). Aux qualités de ce projet, il faut encore ajouter le sens de l'époque: ce mélange de nostalgie et de technologie qui permet si bien d'escamoter un présent trop rugueux et compliqué.
Mais surtout, et c'est là la force de ce travail intimiste qui ouvre des perspectives intéressantes pour Twitter, Clara Beaudoux parvient à rendre cette inconnue terriblement attachante. Ce d'autant que Madeleine gardait soigneusement dans sa cave les archives familiales remontant très loin dans le temps. Plus encore que le destin d'une femme, c'est alors tout un pan de la société française qui apparaît à travers ce storify dont le hashtag #MadeleineProject est le plus consulté et suivi en ce moment.