Samedi 10 avril à 17 heures, le Haut Comité arabe me demande de faire l’impossible pour sauver un grand nombre de blessés et ramener les morts se trouvant au village de Deir Yassin. Un combat est en cours depuis le 9 au soir, les Juifs attaquant ce village purement arabe. Ce village se trouve à 5 kilomètres environ de Jérusalem, direction Jaffa.
Je téléphone à l’Agence juive, qui me dit ne rien pouvoir faire, les troupes attaquantes étant composées des extrémistes de l’Irgun Zwai Leumi, sur lesquelles elle n’a aucune action. Le Quartier général britannique me confirme l’origine des troupes et croit le combat terminé.
Je suis arrivé, au cours de la nuit, à entrer en liaison avec le Commandant de l’Irgun et à obtenir de pouvoir me rendre à Deir Yassin prendre en charge les blessés et les morts. Le départ est fixé à 9 heures le dimanche 11.
A l’heure indiquée, je trouve à l’endroit convenu un civil, qui se dit officier envoyé par l’Irgun, et nous partons ensemble, suivis de deux ambulances, de deux médecins et de cinq à six infirmiers de Magen David Adom. Le passage des barrages de la ville de Jérusalem s’opéra sans difficultés, mais au premier barrage tenu par l’Irgun, on me signifia l’impossibilité de passer. Après une discussion, qui se termina très heureusement grâce à l’intervention d’un immense gaillard qui me déclara que le Comité international de la Croix-Rouge lui avait personnellement sauvé la vie trois fois en Allemagne, celui-ci prit lui-même la responsabilité de conduire notre convoi sur place.
Après de nombreux arrêts, tous les barrages furent franchis et je pouvais prendre contact avec le Commandant de la troupe qui occupait le village. La troupe, qui jusque-là tirait, cessa le feu dès que notre voiture fut visible sur la crête.
J’expliquai au Commandant en question le but de ma mission, lui précisant que je n’étais ni arbitre ni juge, mais que je voulais ramener en zone arabe les blessés et les morts. Il m’informa que, dès le début de leur attaque, les femmes et les enfants avaient été avisés par haut-parleur d’avoir à se rendre et qu’ils auraient la vie sauve. Environ 150 femmes et enfants, dont plus de 50 étaient blessés, se sont rendus et ont été remis aux Autorités britanniques. Tous ceux qui refusaient de se rendre ont été considérés comme combattants.
M’étant avancé jusqu’au centre du village, une nouvelle discussion s’engagea et, entouré d’un cercle d’hommes, mitraillettes en main, je voyais aller et venir de nombreux soldats, tous armés.
Le Commandant des troupes me déclarait alors être absolument disposé, à l’avenir comme dans le passé, à respecter les Conventions de Genève et que, pour en avoir la confirmation formelle, il me suffirait de prendre contact avec le Commandant en chef à l’emplacement qu’il m’indiqua. Il me déclara que le total des morts semblait être de 200 environ et que 150 cadavres n’avaient pu être conservés plus longtemps dans le village en raison du danger que représentait leur décomposition. Il m’était indiqué à ce propos que les corps avaient été transportés à peu de distance, mais je n’ai pu me rendre au lieu indiqué, car il se trouvait sous le feu, dans le no man’s land. Dans le no man’s land séparant les troupes de l’Irgun des troupes arabes se trouvait une vingtaine de corps. Dans le village même s’y trouvait une cinquantaine.
Les maisons que j’ai visitées présentaient l’aspect du désordre le plus complet. Tout y était cassé. Dans la troisième chambre d’une maison, il me sembla voir remuer quelque chose et je découvris une fillette d’une dizaine d’années, blessée mais encore vivante, que je réussis à transporter dans notre ambulance.
Je donnai aussitôt l’ordre d’amener une équipe de soldats, placés sous les ordres du médecin de l’Irgun et d’un médecin du Magen David Adom, dans le but de charger les morts sur un camion et de transporter les blessés dans l’ambulance.
Rentré à Jérusalem à midi trente, je me suis aussitôt rendu auprès du Haut Comité arabe pour lui demander ce que je devais faire des morts. Après une longue discussion, il me fut demandé, pour raison d’hygiène en particulier, de faire enterrer les morts sur place. Je retournai chez les Juifs et donnai au Commandant de l’Irgun les instructions suivantes:
1. Les morts seront tous enterrés sur place correctement
2. Une liste nominative des morts me sera fournie
3. Les cartes d’identité des morts me seront remises
4. Les blessés me seront remis immédiatement au barrage de la zone B près de l’Agence juive où je les ferai prendre par une ambulance arabe.
J’ai reçu une promesse formelle que ces instructions, données par écrit, seraient ponctuellement suivies et respectées par l’Irgun.
Vers 17 heures, une vieille femme, grièvement blessée, était amenée au lieu fixé. A la même heure, je me suis rendu à l’Agence juive et ai exprimé aux plus hautes personnalités responsables la position du CICR dans cette affaire. L’Agence juive, en tant que représentant de l’ensemble des Juifs en Palestine, est à blâmer sévèrement pour les événements de Deir Yassin, qui sont une violation manifeste de l’esprit et de la lettre des Conventions de Genève, qu’ils ont assuré au Comité international, le 4 avril 1948, vouloir respecter. Au nom du Comité international de la Croix-Rouge, j’adresse à l’Agence juive une protestation officielle. Celle-ci nous dit regretter sincèrement ce qui s’est passé, mais était malheureusement incapable d’une action quelconque sur l’Irgun, composé d’extrémistes agissant pour son compte. Le soir même (11 avril à 21h30) la radio de Jérusalem diffusait la déclaration du Haut Comité arabe se référant à mon rapport oral et blâmant pour son propre compte les actes commis. La radio ajoutait ma propre déclaration disant que deux ambulances, un camion, trois médecins et cinq à six sanitaires juifs s’étaient entièrement dévoués dans notre action de secours. Les termes de cette diffusion ont paru dans le journal ci-joint. , ,
A Jérusalem, un drapeau flottait sur la ligne de front. Jacques de Reynier. Editions de la Baconnière. 1950.
De Yalta à Dien Bien Phu. Histoire du CICR, 1945-1955. Catherine Rey-Schyrr. Georg/CICR. 2007.