Dans les cercles spécialisés de l’alpinisme, certains le disent en crise, ou même carrément dépressif. Alors, Ueli Steck, comment allez-vous? L’alpiniste d’Interlaken, rencontré cette semaine à Genève, choisit ses mots: «Je ne vais pas super bien, c’est juste.» Il parle lentement, avec l’accent traînant des campagnes bernoises. Il évoque sans détour ce moment particulier de sa vie, baigné de spleen: «Je suis à un tournant. J’ai réalisé un rêve, maintenant il y a un grand vide. Je fais quoi de ma vie demain?»

Il est descendu de ses montagnes bernoises pour la promotion de Speed. Le livre, en librairie cette semaine, est le récit autobiographique de sa trajectoire étincelante, celle d’un petit gars de l’Emmental devenu un géant. Ses exploits dans les Alpes, à l’Eiger, aux Grandes Jorasses et au Cervin dont il a escaladé les faces nord en un temps record, l’ont propulsé au rang de grimpeur le plus rapide du monde. Puis il a fait exploser les temps d’ascension sur les 8000 de l’Himalaya. Jusqu’au coup magistral d’octobre dernier: solo intégral sur la face sud de l’Annapurna, qui a été longtemps le fantasme des plus grands alpinistes.

Le chœur des experts a canonisé cette première. On a évoqué une nouvelle étape dans l’histoire de l’alpinisme, à l’instar de la première sans oxygène sur le «toit du monde» de Reinhold Messner en 1978. Quatre mois ont passé. Ueli Steck, 37 ans, parle de sa dernière prouesse sans euphorie ni emphase. Ses émotions sont toutes intériorisées. Economie des mots. Regard énigmatique. La voix grave, celui que certains surnomment «l’araignée» philosophe: «A l’Annapurna, j’ai accepté l’idée de mourir pour un sommet, et ce n’est pas juste.» Pour la première fois, estime-t-il, il n’avait pas le contrôle total de la situation: «Je n’avais jamais pris autant de risques pour atteindre un objectif.» Plus lapidaire encore: «Je ne peux plus aller au-delà, ou alors c’est la mort assurée.»

De tout temps, les alpinistes ont repoussé la limite du possible. Ce questionnement a toujours obsédé le Bernois, lui qui a développé une approche de l’alpinisme fondée sur la pure performance sportive. Jamais avant lui un homme seul avait gravi si vite les faces nord les plus raides et les plus hautes des Alpes. Puis la «machine suisse» a transposé sa méthode dans l’Himalaya. L’Annapurna en 28 heures aller-retour par sa face la plus difficile: l’apothéose! Jamais un homme était allé si vite, si haut (8091 m), sur un terrain si hostile avec si peu de matériel – une corde de 60 mètres, quelques sangles et mousquetons, des habits légers, une gourde dans la poche et des barres de gel énergétique; autant dire, trois fois rien!

Ueli Steck a atteint son Graal, il en a le vertige. Le sentiment d’être allé trop loin l’habite et le perturbe. Est-ce le moment de dire stop? «J’ai toujours pratiqué la montagne pour progresser. Mais que puis-je faire de mieux, de plus dur, de plus total? Ça n’existe pas, ou alors c’est accepter la probabilité élevée de mourir.» Le cortège des alpinistes trop tôt disparus est bien assez long. «Escalader des sommets a occupé toute ma vie, mais jamais pour y rester. Je vais toujours en montagne pour revenir chez moi.»

Cette ascension de l’Annapurna, il en rêvait depuis plusieurs années. Deux fois il avait dû renoncer. Blessé par une chute de pierres en 2007. Détourné de son objectif pour porter assistance à un alpiniste en perdition qui mourra finalement dans ses bras en 2008. La face vertigineuse, 2500 mètres de neige, de rochers et de glace, avec une ligne droite diabolique qui aboutit au sommet, se présentait à lui comme le défi ultime. La face nord de l’Eiger transposé dans l’Himalaya, avec l’immensité en plus, l’isolement total et l’altitude extrême à négocier sans apport d’oxygène.

L’année 2013 aura été la bonne; elle avait pourtant mal commencé. Au printemps, l’absurde querelle impliquant Steck et des sherpas sur la voie normale de l’Everest faisait le tour du monde. Entre malentendus et conflits d’usage, le ton est monté. Coups de poing, piolet levé, menace de mort à 7000 mètres: le Suisse en est revenu meurtri. L’objectif de l’Annapurna était déjà inscrit à son agenda, pour octobre. Il a repris son entraînement avec encore davantage d’assiduité et de concentration. Pour dissoudre son amertume et augmenter ses chances de déflorer la fameuse ligne verticale. «C’était dur pour mes proches. Je vivais dans ma bulle.» Aujourd’hui, il se dit que la mésaventure à l’Everest a été un catalyseur de son succès à l’Annapurna. Il ne parle pas de revanche, mais son triomphe éclipse le fait divers qui fit que l’on ne parla plus de lui pour ses performances sportives.

La robustesse et la force physique de l’alpiniste contrastent avec son petit gabarit et son naturel paisible. Sous les jeans se profilent des cuisses en acier. On devine des mollets en béton armé. Pour réussir dans l’Himalaya, Steck a ajouté 10 kilos de muscles à son poids de forme de pur grimpeur (61 kilos). Du bonus pour résister au froid et gagner en puissance.

Suivi par un coach qui vient du ski de fond, Ueli Steck mène un entraînement scientifique adapté à chaque nouvel objectif. Pour l’Annapurna, la priorité allait à l’endurance et à la puissance. Au programme: jusqu’à 180 kilomètres de course à pied par semaine les trois mois qui ont précédé l’ascension; des séances intensives de musculation en salle; beaucoup d’exercices de désescalade pour être à l’aise en cas de repli dans les pires conditions. L’expérience traumatisante de Jean-Christophe Lafaille, piégé en 1992 dans la face si convoitée de l’Annapurna, a servi de leçon. Blessé, le Français réussit à rejoindre le camp de base après que son compagnon, Pierre ­Béghin, avait trouvé la mort à ses côtés. «Ils étaient mes idoles. Le souvenir de leur épopée inachevée m’a habité tout le temps que j’ai progressé dans la face.»

L’autre idole et source d’inspiration que Steck cite spontanément, c’est Erhard Loretan. Ils ont grimpé ensemble au Jannu après que le Fribourgeois avait bouclé les quatorze 8000. «A son contact, j’ai appris à me protéger des attentes des autres, public ou sponsors. La montagne, c’est pour toi seul que tu l’as fait, pas pour les autres. A la fin, si tu te gèles un pied, si tu glisses et te tues, c’est toi qui paies, c’est toi qui bascules, pas les autres.»

Méthodique, perfectionniste, obstiné et aussi un peu égoïste: Ueli Steck revendique ces traits de caractère, qui ont forgé sa réussite. «Mon seul talent est ma capacité de me concentrer totalement sur mes objectifs. Je suis une ligne droite pour les atteindre, sans jamais en dévier. Je l’ai appris de mon père qui m’a toujours dit: fais ce que tu veux, mais fais-le à fond.»

S’il ne se voit pas en héros, Steck admet que sa vie d’alpiniste est celle d’un extraterrestre. «Peu de gens comprennent ce que je fais. Comment est-ce possible? Pourquoi si vite? Je dois toujours expliquer, et à la fin on ne me comprend toujours pas.» Cela l’indiffère. Car, dit-il, seule compte la magie des instants passés seul face à la paroi: «C’est ma liberté.»

Dans l’immédiat, Ueli prendra le temps de voyager et de grimper avec sa compagne, Nicole. Sans contrainte ni objectif sportif. Un 8000 facile, par la voie normale, «pour et avec Nicole», est envisagé cet automne. Mais encore? Les yeux bleus se fixent dans le vague. L’alpiniste ne livrera pas de secret.

Speed, Ueli Steck, Editions Guérin, Chamonix, 2014.

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Reinhold Messner

Dans «Speed»

«Du point de vue de la condition physique, tu as surpassé tout ce qui a été accompli jusqu’ici, Ueli»