Un adolescent migrant est d’abord un adolescent avant d’être un migrant
Exil
D’un côté, «Super super», un documentaire dans lequel 13 jeunes exilés deviennent des super-héros. De l’autre, «Hasan venu d’ailleurs», un album illustré qui parle du déracinement d’un enfant. Dans les deux cas, le focus est mis sur l’individu avant son statut

L’association Super Licorne, basée à Genève, a tout compris. Plutôt qu’interroger des ados des Tattes, centre genevois d’hébergement pour les requérants d’asile, sur leur rapport à la migration, elle leur a proposé d’incarner des super-héros dans un film de fiction. Ensuite, et c’est le charme de Super super, un documentaire qu’on peut visionner jusqu’au 15 octobre sur le site de la RTS, les jeunes répondent à de grandes questions. Sur la violence, l’égalité, la justice, l’argent, la famille, l’intelligence artificielle, l’amour, les rêves… Et l’exil à la toute fin, pour qu’ils ne soient pas collés à leur destin.
Epique et comique
Ce dilemme bien sûr: quand on est un ado déraciné, est-on d’abord un ado ou d’abord un déraciné? Le documentaire Super super tranche de belle manière. Au cœur de la forêt de Chaumont, à Neuchâtel, treize jeunes gens, quatre filles et neuf garçons, apparaissent transfigurés dans des costumes à écailles ou des masques argentés et montrent leur cinégénie dans des moments de bravoure héroïque à grand renfort de musique dramatique.
Leurs prises de parole face à la caméra n’évincent pas la difficulté de s’intégrer, mais, dans ces entretiens qui s’intègrent habilement aux courses-poursuites et aux passages épiques, une telle variété de thèmes sont abordés que le déracinement passe au second plan.
Le thème de l’exil fait fuir
D’ailleurs on ne connaît pas l’origine de Meilat, Biniam, Rozar, Solyana ou encore Mehran, Daniel, Omid et Levon. Tout juste apprend-on que Sabqat vient d’Afghanistan, car, dans une séquence, il parle de sa nostalgie pour son pays. Sinon, préviennent plusieurs intervenants, «si on dit que c’est un film d’exilés, les gens ne viendront pas le voir». Meilat, jeune fille au regard vif, comprend cette réserve, mais, dit-elle «l’exil, c’est la réalité, c’est ce qui nous est arrivé. Par contre, du moment qu’on nous voit comme démotivés parce qu’on est étrangers, on risque en effet de devenir ce que les gens voient en nous.»
Affaire de perception donc que confirme Mehran: «Il y a des personnes qui vont dire de nous: c’est des gens qui ne savent rien faire, laisse tomber, on ne va pas regarder le film, t’as vu comment ils sont dans leur pays?» Taki abonde encore dans cette vision extérieure qui nuit. «Moi je suis un immigré, je suis clair, je n’ai pas de papiers. Après c’est vous, comment vous voyez ça…»
Zoopathie et forêt surnaturelle
Voilà pourquoi le cinéaste Valentin Rotelli, l’artiste plasticienne Jessica Decorvet et l’enseignant Charles-Elie Payré, qui travaillent à l’association Super Licorne, ont décidé avec Gabriel Bonnefoy de tourner un film dans lequel ces jeunes de 14 à 22 ans revêtent l’étoffe des héros. De super-héros même, avec des super-pouvoirs comme l’invisibilité, la télépathie, l’ultra-vitesse, la force surhumaine – on voit Abel, alias Krrrrrisch, porter un tronc à lui tout seul! –, la zoopathie, l’habileté parfaite ou encore la capacité à restaurer la justice.
Grâce à la musique emphatique de Jeremy Calame et de Fabio Poujouly, du groupe Pavillon, et grâce aussi aux effets spéciaux, les sous-bois neuchâtelois prennent une apparence surnaturelle et deviennent un parfait écrin pour les séquences de combat aux images arrêtées, comme suspendues, ainsi que les scènes d’action remuantes.
Le bien et le mal, pas facile à trancher
Un récit marque particulièrement, car il raconte l’ambiguïté entre le bien et le mal. Mehran, alias Shadow Blade, poursuit un cambrioleur qui a dévalisé une maison. Il court à travers bois dans le sillage du malfrat, mais quand il est sur le point de le viser avec sa lame d’acier, il réalise que le voleur est un père de famille sans le sou dont le butin sert à nourrir ses enfants. «Le mal, il est partout, mais le bien aussi. La différence n’est pas si marquée», conclut l’ado face à la caméra.
Le constat n’a l’air de rien, mais il permet de prendre de la distance face aux coups du destin. Auparavant, on entend Taki. Il a choisi d’incarner le super-héros Itak, un enfant sauvage qui a été aidé par un grand singe et qui, dès lors, comprend les animaux, car lui aussi a été «aidé par des gens» à son arrivée à Genève. En signe de reconnaissance, il a décidé de «faire le bien», à l’image de son super-héros qui éteint le feu pour protéger la forêt qui l’a si bien abrité.
La faille n’est pas un frein
Le thème des super-héros n’est pas anodin. Déjà, il donne de la puissance, du pouvoir à ces jeunes qui sont soucieux de justice et de victoire. En plus, à travers la faille que les super-héros révèlent toujours au fil de l’histoire, ces ados migrants peuvent faire de leur différence un atout et non un frein. Et puis, la dimension épique n’empêche pas le comique, ce qui enseigne à ces jeunes (et à nous aussi d’ailleurs) l’art de la relativisation.
A ce propos, Biniam n’a pas choisi l’invisibilité par hasard. «J’aime la discrétion, je préfère les seconds rôles à ceux de héros», constate cet ado délicat qui observe ensuite que «tout le monde a besoin d’un objectif dans la vie, sinon tu peux juste t’asseoir et attendre la mort. Tu dois pouvoir faire du sport ou faire le métier dont tu as rêvé.» Là aussi, une observation simple et touchante qui rapproche ces migrants des autres enfants.
Grande maturité
Comme lorsque Meilat, alias Innana, la super-héroïne aux écailles qui miroitent magnifiquement dans le soleil, parle du féminisme et dit: «Avoir le pouvoir, c’est avoir le choix. Quand on n’est pas puissant, on nous impose des choses.» En même temps, avoir le pouvoir, c’est aussi avoir une responsabilité. On peut faire la différence, continue en substance cette jeune fille pleine de lucidité.
C’est sans doute cet aspect qui frappe le plus dans ce docufiction. La grande maturité de ces jeunes qui n’ont pas été épargnés et parlent avec beaucoup d’aisance et de nuance. Leurs paroles ne s’arrêtent pas à leur seule expérience, mais profitent à quiconque se pose des questions sur l’existence. A 15 ans, comme à 55 ans…
Hasan, l’éclaireur
On trouve pareil enseignement, sous une forme plus classique, dans le bel album Hasan venu d’ailleurs, écrit par Mary Wenker et illustré par Amélie Buri. Inspiré par l’histoire vraie de Morteza, enfant afghan de l’ethnie hazara qui avait 11 ans lorsqu’il s’est retrouvé seul sur la route de l’exil, cet ouvrage retrace le parcours d’un jeune garçon qui perd ses parents à la suite d’un bombardement et suit un groupe de migrants fuyant la guerre.
Le récit comme les images racontent la longue marche dans la montagne, les nuits passées entassés les uns sur les autres pour «avoir un peu chaud», la précarité de la traversée en mer sur un canot et l’accueil dans un camp avec les vêtements secs, la nourriture et les empreintes «de chacun de nos doigts qu’il faut imprimer sur une grande feuille blanche».
La force et le feu
L’idée de cet album publié ces jours par les éditions vaudoises Loisirs et Pédagogie? Que les enfants d’ici comprennent mieux les jeunes migrants en voyant d’où ils viennent et par quoi ils ont dû passer pour atteindre un lieu sécurisé. L’autrice, qui, depuis 2016, se rend en Grèce comme bénévole pour soutenir les populations réfugiées, pose souvent des questions directes aux lecteurs, comme «Quel objet emporterais-tu si tu devais partir?», «As-tu déjà aidé une personne?», «Que pourrais-tu apprendre à tes camarades?», de façon à les intégrer dans la réflexion. Et si le pays d’Hasan n’est pas précisé, c’est évidemment pour rendre le propos universel, compatible avec le parcours de tous les enfants réfugiés.
Là encore, ce qui frappe, c’est la capacité de rebond suite à un trauma. On a tous en soi des ressources insoupçonnées pour se relever du pire, personne n’est condamné à souffrir pour l’éternité. Le petit Hasan et les super-héros de Super super ne nous disent que cela. Chacun possède ce pouvoir précieux de remplacer la peur (de l’autre) par la force et le feu.