On a appris coup sur coup ces dernières semaines que le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère venait d’atteindre un record jamais atteint depuis 3 millions d’années et que le risque d’extinction menaçait désormais dans un avenir proche plus d’un million d’espèces animales et végétales. Face aux effets délétères de ce que le météorologue et Prix Nobel de chimie Paul Crutzen a nommé l’anthropocène – cette ère géologique nouvelle dominée par l’activité humaine –, les artistes contemporains n’hésitent plus à s’emparer de l’urgence climatique pour aborder le bouleversement que celle-ci provoque dans nos vies intérieures.

L’art du monde

Si Bénédicte Ramade, historienne de l’art spécialisée dans l’approche artistique des questions environnementales, fait remonter l’émergence d’un art écologique au milieu des années 60 avec les œuvres pionnières d’Alan Sonfist, de Patricia Johanson ou d’Helen et Newton Harrison, elle note également que ces projets, le plus souvent peu spectaculaires et construits sur un temps long, sont vite éclipsés par l’apparition, à la même époque, d’un land art plus séduisant et qui ne célébrait pas tant le paysage qu’il ne l’instrumentalisait.

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Aux Etats-Unis, Michael Heizer déplace des tonnes de roche, Walter De Maria piège la foudre et Robert Smithson sculpte la terre. En Europe, Yves Klein peint le ciel et Nicolas Garcia Uriburu, lui, redessine l’eau. Le 9 juin 1968, l’artiste inaugure la Biennale de Venise avec panache – et sans la moindre autorisation – en teintant l’eau du Grand Canal d’un vert fluorescent qui vise à dénoncer l’activité humaine et les bouleversements qu’elle provoque sur l’environnement. En 1972, Hans Haacke tente de purifier l’eau du Rhin (Rhine Water Purification Plant) tandis que Joseph Beuys, en 1982, entreprend de planter 7000 chênes à Kassel, en Allemagne, à l’occasion de la Documenta. La même année, avec Wheatfield, dans le sud de Manhattan, Agnes Denes fait pousser près d’un hectare de blé à l’ombre des Twin Towers, sur l’un des terrains immobiliers les plus chers du monde. L’œuvre, recréée à Milan en 2015, propose une sorte de synthèse entre la photogénie du land art et les préoccupations environnementales qui surgissent à cette époque autour des questions d’alimentation, de gaspillage, de commerce et d’habitat.

L’apocalypse qui vient

Chantre d’un rapport direct de l’humanité avec son temps et son environnement, Olafur Eliasson intervient dans l’espace public en 2014 à Copenhague, en 2015 à Paris et en 2018 à Londres avec Ice Watch, composée de douze morceaux de glace issus du glacier Nuuk et ramenés à grands frais du Groenland. Disposée en cercle comme une horloge mondiale, la glace fond peu à peu, se fend et s’éparpille jusqu’à disparaître complètement, proposant selon l’artiste le «témoignage tangible et direct des effets spectaculaires du changement climatique». Si Bénédicte Ramade rappelle que «l’art écologique n’est pas nécessairement vertueux ni écologiquement neutre», Eliasson n’hésite pas à déjouer cette question en fournissant systématiquement le bilan carbone complet des opérations liées à l’installation d’Ice Watch, tout en précisant que les morceaux d’iceberg ramenés en Europe par camion frigorifique sont toujours prélevés alors qu’ils sont déjà détachés de leur glacier et donc condamnés dans tous les cas à fondre à brève échéance. Telle est ainsi l’humanité de l’ère anthropocène, prise dans le filet contradictoire de ses propres remords…

L’expérience de l’urgence climatique s’étend si loin dans l’espace et le temps que l’écophilosophe Timothy Morton en parle comme d’un «hyper-objet» – un élément de notre histoire que la conscience humaine peine à appréhender pleinement, et dont l’ampleur explique en partie notre apathie face à l’apocalypse annoncée. Loin de la complaisance d’images dramatiques et culpabilisantes qui se contentent de figurer l’effondrement de la civilisation industrielle, certains artistes parviennent à envisager le monde et les malheurs qui le frappent dans un cadre volontairement prospectif et teinté d’espoir.

Ainsi de Diana Thater, dont l’œuvre A Runaway World (2017) présente avec un regard à la fois distancié et charnel les conditions de la vie animale résultant de l’action humaine. Deux écrans s’entrecroisent: des éléphants filmés par l’artiste dans le parc naturel de Chyulu, au Kenya, se faufilent sur l’un d’eux, tandis que défile sur l’autre écran le paysage qu’est leur habitat naturel. En mettant en évidence la relation entre un environnement donné et la survie des êtres majestueux qui l’occupent, Diana Thater résout les contradictions d’un art certes engagé, mais qui nous rappelle avant tout la fragilité du monde et notre complicité dans sa longévité potentielle.

Avec Extinct in the Wild (2017), Michael Wang sauvegarde un certain nombre d’éléments vivants qui n’existent plus à l’état naturel et ne peuvent plus persister que sous la protection de l’homme. A l’heure de l’extinction généralisée des espèces, de tels déplacements ne sont pas seulement des dispositifs esthétiques, mais aussi de véritables stratégies de survie – pour les plantes comme pour les hommes. Et lorsque Daniel Steegmann Mangrané enferme des phasmes, ces insectes caméléons qui se déguisent en feuilles mortes, dans A Transparent Leaf Instead Of The Mouth (2016-2017), un vivarium nécessairement fragile qui prend la forme du célèbre vase Savoy d’Alvar Aalto, l’artiste souligne le décalage existant entre le vivant, sa représentation et sa conservation.

Biotope artificiel

UUmwelt: affublé de ce double u qui semble le faire bégayer, le mot allemand Umwelt, qui désigne l’environnement propre à une espèce ou un individu, a récemment servi de titre à l’exposition de Pierre Huyghe à la Serpentine Gallery de Londres (2018), où les rêves de machines nourries par la conscience humaine scintillent à toute vitesse dans une semi-pénombre envahie par une nuée de mouches. Des cellules cancéreuses qui se métastasent pendant la durée de l’exposition, des abeilles souvent, un chien parfois, et même un adorable pingouin albinos: Huyghe a l’habitude des incursions dans le domaine des écosystèmes post-humains dans lesquels les animaux se comportent d’une manière que l’artiste ne peut contrôler et qui provoquent donc la matière même de l’aléatoire.

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Autant de paysages évolutifs avant tout créés par les anomalies et les mutations de la nature, et qu’on retrouve chez les artistes Pamela Rosenkranz ou Raphaelle Mueller: quand la première fonde son œuvre sur le conditionnement de l’être humain par la chimie, la seconde s’inspire de la matérialité toxique de l’anthropocène, que ce soit en partant à la découverte d’un lac de déchets électroniques aux confins de l’Europe ou en construisant des éléments en vase clos pour les laisser évoluer, telle sa dernière œuvre, Exogenesis (2019), dans laquelle des vers géants se nourrissent, avant de le métaboliser, de polystyrène expansé. Comme si, dans une sorte d’appréhension écologique globalisée, la boucle temporelle induite par les déchets produits par l’œuvre était finalement bouclée.

Occuper le terrain

A la Biennale de Venise 2019, c’est la Lituanie et les artistes Lina Lapelyte, Vaiva Grainyte et Rugile Barzdziukaite qui ont reçu le Lion d’or du meilleur pavillon pour Sun & Sea (Marina), un opéra consacré au… climat. Interprétée par des vacanciers mis en scène sur une plage évidemment artificielle, l’œuvre est une chanson pour fin du monde qui célèbre les coûteux plaisirs de la surconsommation tout en proposant une conscience écologique différente. Dans le même ordre d’idée, Acoustic Ocean d’Ursula Biemann est une œuvre de science-fiction poétique enregistrée en 2018 dans les îles Lofoten, au nord de la Norvège, et qui mêle les recherches technologiques les plus récentes aux sons sous-marins hérités du passé.

Quant à la Library of Water conçue en 2007 par Roni Horn aux confins de l’Islande, elle sert à la fois d’écrin permanent pour son œuvre Water, Selected, une constellation de 24 colonnes de verre contenant l’eau collectée des principaux glaciers d’Islande, et d’espace de rencontres et d’activités pour la population locale. Et c’est peut-être cette échelle, la plus immédiate et donc la plus touchante, qui permet à un art aux prises avec l’environnement de proposer des perspectives inédites pour le monde qui advient: dans l’un des coins les plus âpres du désert californien, Andrea Zittel a su peu à peu rassembler autour d’elle voisins et artistes pour construire une communauté à la fois politique et poétique, engagée et autonome. Grâce à un design hors pair, à un usage des ressources naturelles réduit au minimum et à une rencontre permanente avec l’autre, l’artiste a ainsi su se recentrer sur l’essentiel: le refus catégorique, en dépit du monde tel qu’il est, d’accepter sa finalité programmée.

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