peuples nomades
Un peuple peut-il s’enregistrer comme une marque déposée? Confrontés à l’utilisation de leur image pour la vente de toutes sortes de produits, les nomades africains s’y emploient. Et ils ne sont pas les seuls

Un peuple nomade enregistré comme une marque déposée? Un rituel sacré et secret protégé par un brevet? Un capital immatériel incorporé dans le beurre de karité? C’est possible. Partout sur la planète, des démarches sont en cours. Bienvenue dans le monde méconnu de la propriété intellectuelle des communautés indigènes.
Alors que l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) entame un nouveau round de négociations sur le sujet, le combat le plus médiatisé est aujourd’hui celui des Massaï – quelques centaines de milliers d’éleveurs semi-nomades répartis entre le Kenya et la Tanzanie, reconnaissables de loin à leur parure balayant tout le nuancier du rouge. Ce peuple puissamment iconique, aussi pauvre en revenus que riche en associations visuelles, en est venu à incarner la quintessence de l’africanité traditionnelle dans ce qu’elle a de plus désirable aux yeux du monde. Massaï, c’est la beauté tribale, la noblesse ancestrale, le tonus du guerrier qui danse en sautant à pieds joints, la liberté de mouvement dans les grands espaces de la savane…
«Massaï, c’est une marque vivante. Elle coïncide avec ce que les Massaï sont», explique le Néo-Zélandais Ron Layton, fondateur de l’ONG états-unienne Light Years IP, qui se bat depuis 2009 pour récupérer les droits rattachés à une identité indigène avalée par le marché. La richesse de sens inscrite dans l’image massaï peut en effet se monnayer. C’est ainsi que des entreprises internationales ont collé le nom de ce peuple à des véhicules tout terrain (les quads Masai), à des accessoires pour voitures, à des stylos plume («aussi saisissants et uniques que les Massaï eux-mêmes», selon la description de la marque Delta), à une Land Rover Freelander (avec une pub où des Massaï recréaient la voiture avec leurs corps, leurs toges shukas et leurs boucliers) ou à des chaussures (la marque suisse Masai Barefoot Technology ou MBT). Au total, un millier d’utilisations commerciales, selon Ron Layton.
Les guerriers africains ne sont pas les seuls dans ce cas de figure. Parmi les victimes de ces captations d’image sans consultation, on compte des peuples amérindiens (avec la «petite culotte hipster Navajo» de la marque Urban Outfitters), nord-africains (avec une Volkswagen et une moto Aprilia baptisées «Touareg») ou australiens (avec des peintures aborigènes converties en robes par la griffe californienne Rodarte). «Le nom, la culture, l’image de ces peuples confèrent de la valeur à ces produits. Les Massaï ont le droit de toucher une partie de l’argent généré par l’utilisation de leur nom», avance Ron Layton. Ces revenus potentiels, liés à ce qu’on appelle des «actifs intangibles» – des sources de valeur immatérielles –, sont estimés par Light Years IP à quelque 10 millions de dollars par an pour les Massaï.
Pour Ron Layton, ce combat vient de loin. Après une jeunesse passée entre le soutien à distance à la lutte anti-apartheid et le lancement du premier parti vert néo-zélandais, le jeune économiste est recruté pour aider au développement d’un caillou océanique appelé Niue: «C’est une petite île-nation du Pacifique Sud. Il s’agissait d’aider son économie en favorisant les exportations de fruits de la passion. J’ai vite réalisé qu’il était ardu d’aborder le développement en termes de production. Le pays était trop petit, trop isolé. Et le marché des denrées et des biens manufacturés est trop compétitif. Les peuples indigènes ne parviendront pas à faire le poids de cette manière-là sur le marché mondial.»
Révélation: il ne faut pas exporter davantage («J’ai vu une série de désastres, échec après échec»), mais différemment. «Je me suis dit que la propriété intellectuelle était un outil puissant. J’ai entrepris de comprendre comment elle fonctionne.» Après avoir fait ses armes dans l’industrie informatique et dans celle du cinéma, Ron Layton fonde Light Years IP en 1999. C’est dans un fond de café qu’il lira une solution d’avenir.
«On était en 2004. J’ai remarqué que le café éthiopien dit gourmet ou de spécialité se vendait à 20 dollars le kilo, contre 4 dollars pour le café ordinaire. S’il s’agissait d’un vin, il serait normal que, sur ces 16 dollars de différence liés à la qualité, une partie revienne au fournisseur. Pourquoi ça marche si bien pour le champagne et si mal pour les producteurs africains? Cas de figure typique où le marché échoue à rémunérer correctement le producteur d’un bien de haute valeur.» Ron Layton et son ONG mèneront la campagne qui permettra au gouvernement éthiopien de reprendre le contrôle sur ses grains grands crus Yirgacheffe, Sidamo et Harar. Bilan? Succès notable (100 millions de dollars par an de revenus supplémentaires) mais éphémère: après un changement de personnel au sein de l’administration, on revient à la case départ. «Dans ce genre de combat, l’endurance est cruciale», relève Ron Layton, qui mène par ailleurs des campagnes analogues pour les épices de Zanzibar ou le beurre de karité ougandais.
Entre-temps, la question a fait son chemin au sein des organisations internationales. L’OMPI a créé en 2000 un Comité intergouvernemental sur la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (IGC). L’entité franchit aujourd’hui un seuil crucial: son nouveau mandat biennal, renouvelé en septembre dernier, lui donne pour mission de proposer en septembre 2014 «un ou plusieurs instruments juridiques internationaux pour assurer une protection effective dans ces domaines», explique Daphne Zografos Johnsson, juriste à la Division des savoirs traditionnels de l’OMPI.
«Il existe plusieurs possibilités pour protéger des expressions culturelles traditionnelles par le biais de la propriété intellectuelle. Dans certains cas, on adapte le cadre existant. C’est ce qui a été fait dans le droit des marques en Nouvelle-Zélande: si une marque contient une image ou un mot liés à la culture maori, une commission se charge de déterminer si l’usage de ces éléments est offensif. Il y a même des exemples suisses: des accords bilatéraux ont été signés, ayant pour objet de protéger certains éléments de l’artisanat helvétique par des indications d’origine, par exemple les masques traditionnels de carnaval. D’un autre côté, il manque jusqu’ici un cadre juridique international définissant et protégeant les savoirs et les expressions culturelles traditionnels. C’est l’enjeu des négociations actuelles.»
Que pense Daphne Zografos Johnsson de la campagne des Massaï? «Je ne suis pas familière avec les détails mais, de manière générale, récupérer une marque déjà enregistrée par une tierce partie peut être difficile. Car le droit des marques se fonde sur une règle simple: premier arrivé, premier servi. Dans l’exemple récent des Navajo, la communauté avait enregistré son nom de manière proactive. C’est pour cette raison qu’elle a pu s’opposer à son utilisation par Urban Outfitters.»
A ceux qui suggèrent que son cas est juridiquement faible, Ron Layton parle de la Coccinelle – le modèle vintage de Volkswagen: «L’image de sa forme classique n’avait pas été déposée. Lorsque l’entreprise a essayé d’en récupérer les droits dans les années 1990, tout le monde disait que c’était un combat perdu. Ils ont pourtant réussi.» Détail: le consultant qui avait réussi cet exploit-là, Karl Manders, fait partie aujourd’hui de l’équipe de Light Years IP. Un cocktail de mesures analogues – campagnes de marketing, accords de licence avec des entreprises de bonne volonté, plaintes ciblées – pourrait d’ailleurs être utilisé.
«Il est surprenant de voir à quel point une campagne pour contrôler une marque peut être extralégale», relève Ron Layton. Il y a en effet une certaine logique: «Les consommateurs ciblés par les produits qui utilisent des noms indigènes peuvent se révéler sensibles aux questions d’image et d’éthique. On peut donc discuter avec les compagnies concernées, les rendre attentives aux inconvénients d’une captation d’image non concertée, qui peut facilement finir par les mettre dans l’embarras.» C’était le cas, en 2012, de la marque de lingerie Victoria’s Secret, qui devait s’excuser après le tollé suscité par le mannequin Karlie Kloss défilant avec un bikini minuscule et une coiffe de plumes géante d’inspiration amérindienne.
En attendant, Ron Layton travaille donc à l’intérieur du cadre légal existant. «Pour une compagnie, passer des accords de licence permet de réduire les risques de retombées négatives, tout en faisant des affaires lucratives, car un label tel que Massaï a un impact fort.» Et pour les Massaï? «Il y a des revenus à en tirer. Mais l’argent n’est pas tout. Le plus important pour eux, c’est d’obtenir plus de respect. La notion de respect, c’est le cœur de leur culture.»
«Les Massaï ont le droit de toucher une partie de l’argent généré par l’utilisation de leur nom»