Une histoire de l’allaitement pour éclairer les tensions du présent
sciences humaines
AbonnéCinq ans de travail, 974 pages, plus de 60 autrices et auteurs: un ouvrage d’une ampleur inédite sur l’allaitement, piloté depuis l’Université de Genève, sort le 1er avril. Il montre comment des siècles de mythes et d’injonctions façonnent les débats contemporains sur le sujet

Allaiter, une affaire privée? Posez la question à n’importe quelle jeune mère. Il est fort probable qu’elle vous dise la pression qu’elle a ressentie pour allaiter à la naissance de son enfant, puis celle pour passer au biberon quelques mois plus tard. Injonctions des professionnels de santé, de l’entourage, du monde du travail: toujours le sentiment d’en faire soit trop, soit trop peu. Même les féministes se déchirent sur la question. Pour certaines, l’allaitement asservit les femmes, pour d’autres, il est un symbole de la puissance de leur corps.
Comment mieux comprendre ces tensions contemporaines? Dans un ouvrage d’une ampleur inédite intitulé Allaiter de l’Antiquité à nos jours: histoire et pratiques d’une culture en Europe, des chercheuses genevoises convoquent l’Histoire, mais aussi l’histoire de l’art, l’anthropologie, l’archéologie, la littérature. La somme de près de 1000 pages, qui a nécessité cinq ans de travail et la participation d’une soixantaine d’autrices et d’auteurs, paraîtra le 1er avril chez l’éditeur spécialisé dans les sciences humaines Brepols et sera présentée au festival genevois Histoire et Cité ce mercredi 29 mars.
Injonctions sociales et politiques
«Après un projet de recherche Sinergia financé par le Fonds national suisse (FNS) sur trois pôles universitaires (Genève, Fribourg et Lausanne), qui avait pour mission d’explorer la thématique de l’allaitement de manière pluridisciplinaire entre 2013 et 2018, nous sommes arrivées au constat qu’il était temps d’éditer un ouvrage sur le sujet pour donner de la profondeur et de la nuance aux débats actuels, qui sont très polarisés», explique Daniela Solfaroli Camillocci, professeure à l’Institut d’histoire de la Réformation de l’Université de Genève (Unige), qui a codirigé la publication. En résumé: un livre pour sortir du clivage «pour ou contre l’allaitement».
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«On pense qu’allaiter est un choix privé et qu’il est naturel. En réalité, c’est tout le contraire», insiste Yasmina Foehr-Janssens, professeure de littérature française médiévale à l’Unige et spécialiste des études genre, également codirectrice de l’ouvrage. A travers les siècles, le corps des femmes a été au cœur d’injonctions sociales et politiques. L’allaitement a mobilisé médecins, juristes et autorités religieuses qui ont mis en place des protocoles et des discours sans cesse repris au fil du temps.
«La médecine a insisté sur le côté naturel du lait maternel depuis le XVIIIe siècle, ce discours n’est donc pas nouveau. Il ne s’agit toutefois pas d’une injonction en faveur des mères et des enfants. Nos travaux montrent qu’elle est alors dictée par les préoccupations d’une nouvelle profession de médecins qui veut s’arroger une position privilégiée pour pouvoir décider aux côtés des femmes», illustre Francesca Arena, historienne de la médecine et du genre, maître-assistante à l’Unige, coéditrice et coordinatrice éditoriale de l’ouvrage.
Ce lait qui transmet des valeurs
Mais reprenons depuis le début. «On pense à tort que l’allaitement est absent des œuvres anciennes, qu’il ne suscitait pas d’intérêt, note Yasmina Foehr-Janssens. Il est en fait présent dans tous les grands textes de la littérature ancienne, qui relatent comment sont nourris les héros.» Or dans la pensée de l’Antiquité et du Moyen Age, nourrir veut dire à la fois alimenter et éduquer. Les enfants des mythes médiévaux recueillis dans la forêt par des lions et nourris par eux reçoivent ainsi l’éthos de l’animal, sa force et son courage.
La transmission de vertus par le lait reste par la suite une idée fortement enracinée. Le lait poursuit le processus de filiation, avec une hiérarchie de valeurs. Daniela Solfaroli Camillocci: «Il y a la crainte que les enfants des classes aisées passent trop de temps avec une nourrice, c’est-à-dire aux côtés de classes pauvres, en absorbant leurs mœurs avec le lait.» A partir du XVIIIe siècle, l’avènement des Etats nations et de mouvements natalistes donne aux bébés une nouvelle importance. L’allaitement prend une tournure plus politique: il est considéré comme un instrument de lutte contre la mortalité infantile et un devoir des mères.
Allaiter ou retourner travailler?
Les injonctions en faveur de l’allaitement maternel existent donc depuis des siècles, avec des tensions qui rappellent celles auxquelles on assiste aujourd’hui. Les mères qui allaitent ne peuvent plus s’impliquer dans les affaires de la famille, à l’atelier ou aux champs. Ou, pour celles de l’élite, assurer les fonctions sociales ou politiques que requiert leur rang.
Mais dans la réalité, de nombreuses femmes retournent travailler dans les jours qui suivent leur accouchement, et doivent trouver des solutions. «De fait, il y a une séparation entre le travail productif et reproductif», explique Francesca Arena. Les nourrices ne sont pas là que pour remplacer les femmes mourantes ou pour offrir leurs services aux plus riches. Le coallaitement se pratique couramment dans les réseaux féminins et de voisinage.
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Quid des nourrices, justement? Le sujet a aussi abondamment préoccupé les médecins. Comment trouver la meilleure nourrice et quelles doivent être ses qualités? Le lait d’une mère est-il vraiment meilleur que celui d’une femme que l’on peut choisir, contrôler et payer? Le corps, les cheveux, les mœurs des nourrices font l’objet d’un examen minutieux qui les réifie. «Un aspect frappant est que pour allaiter, elles ont évidemment eu elles-mêmes un enfant. Or on ne parle jamais des enfants de ces femmes des classes sociales pauvres. C’est un angle mort», souligne Yasmina Foehr-Janssens.
Des modèles anciens qui persistent
Pour Francesca Arena, ces modèles anciens opèrent sur les enjeux d’aujourd’hui. «Jamais on ne tient compte de la classe sociale. Les politiques de santé publique disent qu’il faut allaiter, mais toutes les femmes n’ont pas les moyens de s’arrêter de travailler pendant six mois. C’est une approche élitiste qui s’est démocratisée mais qui se heurte à des impossibilités.» Et personne ne s’interroge sur les souhaits des mères, poursuit Daniela Solfaroli Camillocci: «On ne s’intéresse pas à leur vécu, on n’essaie pas de savoir si elles veulent allaiter ou non. Il y a un modèle qui devrait fonctionner pour toutes.»
Malgré tout, les chercheuses constatent que les lignes bougent. Les travaux autour du corps des femmes se multiplient. Des sujets tabous comme les règles ou le clitoris sont désormais discutés sur la place publique et suscitent des actions politiques. Il y a 10 ans, au moment du lancement du projet du FNS, un article de presse à Fribourg avait été titré «L’histoire de la tétée obtient un million et demi», se souvient Yasmina Foehr-Janssens. «On me disait en ricanant: «Alors, tu prépares des biberons?» relate de son côté Daniela Solfaroli Camillocci. Des remarques qu’elles n’entendent plus aujourd’hui: leur sujet de recherche est devenu légitime. Quant à la suite, elles espèrent que la publication encouragera d’autres chercheuses et chercheurs à ouvrir de nouveaux chantiers de recherche et livrer de nouvelles analyses. Notamment pour dépasser ce qu’elles identifient comme «la limite majeure» de l’ouvrage: le fait qu’il est centré sur le contexte européen.
L’allaitement: un objet pour l’histoire. Mercredi 29 mars à 18h à Uni Dufour, salle U260. Table ronde au cours de laquelle interviendront notamment Francesca Arena, Yasmina Foehr-Janssens et Daniela Solfaroli Camillocci, modérée par Isabelle Moncada.