Culture du luxe
Contrairement aux autres concours d’élégance, comme Pebble Beach en Californie et Villa Este au bord du lac de Côme, où les aspects mécaniques priment, ces récits font le caractère unique de cet événement créé en 2008 à Bombay par Rana Manvendra, descendant d’une famille royale devenu restaurateur de classic car, et l’écrivain-voyageur Mark Shand en collaboration avec Cartier. Si le joaillier parisien a choisi de s’y associer, c’est parce qu’il entretient un lien historique avec l’Inde. N’est-ce pas là depuis le XIXe siècle qu’il se fournit en pierres précieuses et commerce avec la monarchie? «Ce qui fait que les Indiens ont une longue tradition de la culture du luxe, observe Simon Kingston. Les bijoux, les voitures… Les gens sont très attachés à ces objets, dont la plupart appartiennent encore aux familles qui les ont achetés. En fait, si on y réfléchit bien, c’est ici qu’a été inventé le concept de collection automobile, certes un peu par hasard. Depuis les années 1910, les maharadjas achètent des voitures qu’ils ne revendent pas mais pour lesquelles ils ont beaucoup de place à disposition. En Europe et aux Etats-Unis, ce concept n’apparaît pas avant les années 1950.»
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L’autre particularité de ce concours est sa stricte limitation aux voitures trouvées et restaurées dans le pays. Ce qui, de fait, reflète le goût des Indiens pour certains modèles américains fuselés comme des avions de chasse. Mais surtout pour les anglaises, la Grande-Bretagne ayant profité de sa domination jusqu’en 1947 pour exporter massivement ses véhicules de luxe vers sa richissime colonie. «Un quart des Rolls-Royce fabriquées entre 1912 et l’indépendance ont été vendues en Inde, reprend Rana Mavendra qui voue, de son côté, une passion pour les belles américaines. De la vingtaine de voitures en sa possession, il admet un faible pour sa Ford Thunderbird qu’il vient d’offrir à sa fille. «Elle m’accompagne depuis quarante ans. Elle appartenait à un prince, amant d’une mannequin anglaise qui mourut dans un accident d’avion alors qu’elle arrivait en Italie pour le reconquérir. Lorsque j’ai eu fini de la restaurer, j’avais proposé à son propriétaire de m’appeler s’il voulait la vendre. Son prix était assez élevé. Ma femme s’est séparée en cachette d’une partie de ses bijoux pour me l’offrir.»
Circulation traumatisante
Mais Cartier Travel with Style raconte aussi une autre histoire: celle de l’automobile en Inde. Pour se convaincre de la place que prend la voiture dans la vie de sa population, il faut avoir vécu la circulation dans New Delhi. Ou dans n’importe quelle autre ville du pays. Une expérience traumatisante, hors de portée du conducteur occidental même rompu aux pires conditions de trafic. Camion, bus, petite voiture individuelle, équipage de deux roues à quatre passagers entassés dessus: tout le monde se déplace en klaxonnant intempestivement, question de survie. «Ici, vous trouvez des particularités uniques, imposées par des impératifs religieux. Si dans une voiture il n’y a pas de cuir, vous savez qu’elle appartient à un hindou. Car son culte lui interdit d’utiliser quoi que ce soit qui provient d’un animal», explique le restaurateur indien.
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«Ce qui intéresse de plus en plus les collectionneurs depuis dix ans, ce sont les véhicules qui ont été préservés dans leur jus jusqu’à nos jours», continue Simon Kingston. «Mais ce n’est pas toujours simple à faire comprendre aux propriétaires pour qui une voiture de collection, pour des raisons de prestige et de position sociale, doit absolument être parfaite. Avec le risque d’abuser de la restauration», ajoute Rana Mavendra, capable de citer de tête le numéro de châssis de n’importe quel old timer du Rajasthan. «J’ai toujours aimé la mécanique. Après mes études de marketing aux Etats-Unis, j’ai trouvé un poste chez Fiat en Iran. C’était une période étrange, le pays était en pleine révolution. De retour chez moi, mon frère m’a demandé si je pouvais restaurer sa vieille Fiat. Ce que je n’avais jamais fait auparavant. Mais je me suis dit: «OK, essayons.» Sans le savoir, j’ouvrais la boîte de Pandore. Les gens venaient me demander de retaper leur véhicule. J’ai donc décidé d’ouvrir mon propre atelier de restauration de voitures anciennes. Longtemps, il a été le seul du pays. Aujourd’hui, on en compte une dizaine, beaucoup dirigés par des jeunes nostalgiques de ces véhicules que conduisaient leurs grands-parents. Et leur nombre augmente chaque année.»
Faiseurs de miracles
Si une nouvelle génération de restaurateurs se lance, c’est à la fois motivé par la passion, mais aussi par un marché en pleine expansion. «Pour l’instant, la clientèle est surtout constituée d’Indiens et de collectionneurs du Moyen-Orient. Pas encore d’Occidentaux, qui font appel à des ateliers canadiens, mexicains ou tchèques. Mais ça va venir», prédit Simon Kingston.
Car en termes de rapidité et de prix, les restaurateurs indiens sont imbattables. «Ils ont acquis leurs connaissances grâce à internet et se fournissent en pièces d’origine sur eBay ou les fabriquent dans leurs ateliers lorsqu’elles sont impossibles à trouver. Compte tenu du fait que ces véhicules ont survécu dans des conditions souvent peu favorables, ils font des miracles. En quatre fois moins de temps et pour dix fois moins cher, ils sont capables de redonner à un tas de ferraille sa splendeur d’antan. Ici, les artisans ont cultivé des savoir-faire que nous sommes en train de perdre en Occident. Ce sont des gens qui travaillent beaucoup. Et puis comme vous l’avez sans aucun doute remarqué, en Inde, ce n’est pas la main-d’œuvre qui manque.»
Auto mignonne
C’est le cas d’Allan Maldeira, la petite trentaine, qui dirige à Bombay un atelier de restauration de 50 personnes. A Jaipur, il présente trois voitures, dont une Vanguard Phase 1 de 1951, petite auto toute mignonne, toute vintage, toute British avec sa couleur glace moka. Une rareté en fait, dont il n’existe plus que trois exemplaires dans le monde. «Elle a dû arriver par bateau depuis l’Angleterre. Ses propriétaires, qui étaient mordus de photographie, ont traversé l’Inde avec elle en prenant les clichés de chaque étape de leur voyage, explique le restaurateur. A la fin du périple, s’est posée la question de son retour. Trop chère à embarquer, elle a été abandonnée. Des gens d’ici l’ont retrouvée où elle a rejoint le garage d’un maharadja.»
Collectionneurs frénétiques, Viveck et Zita Goenka, qui possèdent le troisième groupe de presse indien, la lui ont ensuite rachetée. «Lorsqu’elle est arrivée dans mon atelier, elle était en assez mauvais état. Il nous a fallu cinq mois pour la retaper.» Reste que pour ces propriétaires, pas question de laisser dormir ces précieuses mécaniques dans un garage. Mais qu’il soit Indien ou Européen, le rituel du collectionneur est invariablement le même. «Mes voitures, je les sors chaque dimanche, de préférence le matin, parce que sur les routes, c’est quand même plus tranquille.»
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