Il y a ceux qui viennent en Suisse pour admirer la Jungfrau, franchir le pont de Lucerne, déambuler dans les rues pavées de Locarno. Et puis, il y en a d'autres, en quête de surprises, de bizarreries, d'étonnement: pour ceux-là, un Atlas Obscura en ligne recense des lieux insolites du pays. «Le Temps» y a sélectionné quelques curiosités et vous y emmène par la plume…

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Soutenir son regard relève du défi, et pourtant impossible de détourner les yeux. Enfermée dans sa vitrine du Musée des moulages de l’Hôpital universitaire de Zurich, une jeune femme semble observer le visiteur à travers des paupières mi-closes sous le poids des pustules – à moins que ce ne soit la fièvre.

Ses traits, saisissants de réalisme, sont ceux d’une jeune Suissesse en 1921, déformés par la variole, plâtrés au pic de sa souffrance, puis moulés et peints. L’année correspond à la dernière flambée épidémique sur nos terres, après des siècles d’angoisse et avant que les vaccins ne changent radicalement la donne. On l’oublierait presque aujourd’hui, jonglant entre nos masques et nos doses de gel hydroalcoolique, mais il n’y a pas si longtemps, la variole tuait jusqu’à un enfant sur quatre.

Dans les allées de ce musée de poche, les visages dignes, contractés par la douleur, se suivent et ne se ressemblent pas. La collection compte plus de 2000 pièces de cire: ici, une main nécrosée; là, trois moulages d’une même Zurichoise à des stades différents d’avancement de sa tuberculose. Sur le dernier, son nez, littéralement rongé par la maladie et moulé en 1929, tord l’estomac. «On a du mal à se souvenir du fait que de très jeunes gens souffraient terriblement de maladies au long cours il y a tout juste un siècle», souligne Michael Geiges, dermatologue et directeur du musée ouvert en 1993.

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Un secret de cire d’abeille et de résine

En Europe, la technique se fait connaître autour des années 1850, notamment en Angleterre avec les moulages de Joseph Towne, et en France avec ceux de Jules Baretta. «Les moulages s’imposent dans les universités pour permettre aux étudiants de se familiariser avec des pathologies sans les exposer à de «vrais» patients contagieux – qu’on fait encore défiler dans les amphithéâtres à ce moment-là. Les «atlas des maladies» permettaient, à l’époque, de faire circuler des dessins, mais la suspicion subsistait toujours: l’artiste n’avait-il pas exagéré, dramatisé? Les photos couleur n’existaient pas encore. Le moulage de taille réelle, d’une implacable précision, impressionne les communautés scientifiques», précise Michael Geiges.

Travailler sur ces moulages inspire forcément le respect pour ce que ces gens ont été, et ce qu’ils ont subi

Sabina Carraro, conservatrice

En 1889, le premier congrès international de dermatologie se tient à l’hôpital Saint-Louis, à Paris. Une vingtaine d’experts s’y retrouvent et découvrent, ébahis, une collection de plus de 1000 maux extraordinaires. Partout, on décide d’imiter cette pratique singulière. Des experts font venir à Zurich, en 1917, Lotte Volger, une artiste allemande réputée pour la qualité et la fidélité de ses moulages. Ces derniers sont réalisés selon une recette secrète à base de cire d’abeille et de résine, qu’elle peint ensuite à l’aide de quatre couleurs. Tout un art.

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Echecs et cire mate

On documente les maladies, mais aussi les «traitements». «C’est la période où les rayons X sont utilisés pour traiter n’importe quoi, n’importe comment. Certaines expositions aux rayons ont aggravé des maladies de peau ou des cas de tuberculoses, sur les articulations par exemple. On a gardé la trace de ces échecs, et moulé les membres de ces patients-là aussi», souligne Michael Geiges en pointant du doigt une plaie ouverte et noire sur une cheville difficilement reconnaissable.

Le pouvoir des moulages est indéniable. Les autorités décident donc d’en faire des vecteurs de messages de santé publique dans les années 1930, notamment autour de sujets tabous – au premier rang desquels les maladies sexuellement transmissibles. «Les herpès et symptômes cutanés de la syphilis ont été reproduits lors d’expositions itinérantes à travers la Suisse, sidérant le public. Hommes et femmes se pressaient (séparément) pour observer ces organes génitaux déformés par la maladie», explique le dermatologue. Le but: terroriser les citoyens au point de les dissuader de s’adonner à des relations extraconjugales ou à des pratiques sexuelles à l’hygiène douteuse.

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Un trésor suisse

«Pour l’histoire de la médecine, cette collection est un trésor, souligne la conservatrice et restauratrice Sabina Carraro. D’autres, ailleurs en Europe, ont été détruites pendant la Seconde Guerre mondiale, ou ont été volontairement fondues dans les années 1960, jugées désuètes et trop difficiles à conserver. Celle-ci est en parfait état et, à l’international, le musée sert de référence en la matière. Cette collection est par ailleurs la seule à être aujourd’hui ouverte au public tout en servant encore de support de cours pour les étudiants.»

Qui l’eût cru? Certaines maladies communes en 1920, qu’on croyait éradiquées ou presque ici, méritent à nouveau l’œil attentif des médecins. En 2020, «le nombre de cas de syphilis a augmenté dans le monde entier, en particulier dans les pays développés, dont la Suisse» fait notamment savoir l’Office fédéral de la santé publique. «Pouvoir présenter aux étudiants les symptômes les plus graves est précieux, estime Sabina Carraro. Sans jamais oublier que derrière chacune de ces pièces se trouve un être humain, une vie. Travailler sur ces moulages inspire forcément le respect pour ce que ces gens ont été, et ce qu’ils ont subi.»


S’y rendre: Hôpital universitaire de Zurich, Haldenbachstrasse 14, 8091 Zurich

Ouvert seulement les mercredis de 14 à 18h et les samedis de 13 à 17h. Les panneaux explicatifs ne sont disponibles qu’en allemand, et les visites peuvent être organisées en allemand et en anglais