Une pièce cruciale dans le puzzle inachevé qui décrit l'addiction aux drogues. C'est ce qu'ont découvert des chercheurs en neurosciences de l'Université de Genève. Selon eux, si une personne «accro» ressent ce désir irrésistible de consommer par exemple de la cocaïne, c'est parce que ce stupéfiant modifie la manière dont ses neurones communiquent. Mieux: les scientifiques ont testé des substances pharmacologiques qui activent un mécanisme permettant au cerveau de contrer ces modifications. Un traitement de l'addiction semble donc possible. Ces résultats ont été publiés le 2 avril dans la revue Nature Neuroscience.
D'emblée, le professeur Christian Lüscher précise: «Addiction n'est pas synonyme de dépendance.» L'ingestion de drogue induit en effet plusieurs types d'accoutumance. La dépendance physique d'abord qui, si elle est interrompue, engendre un syndrome de sevrage. L'addiction, elle, a naguère été décrite comme une «dépendance psychique». Un exemple: «Les anciens fumeurs qui pénètrent dans un lieu enfumé connaissent bien cette envie irrépressible de tirer sur une cigarette: c'est leur mémoire qui entre en jeu.»
Mais depuis peu, les scientifiques savent que cette tentation forte et persistante, liée au contexte extérieur, a aussi une origine physiologique. En 2001 dans la revue Nature, l'équipe de Mark Ungless à l'Université de Californie a montré sur des souris qu'une seule injection de cocaïne créait dans leur cerveau des modifications qui induisaient une addiction durant une semaine. C'est cet effet qu'ont détaillé les chercheurs genevois.
«La cocaïne empêche la récupération de la dopamine par les cellules nerveuses», explique Christian Lüscher. Cette substance neuromodulatrice est en effet libérée lorsqu'une personne se trouve dans un état de réjouissance ou de satisfaction, comme après l'acte sexuel. Elle joue toutefois autant le rôle de graisse dans la machinerie du plaisir que dans celle de l'apprentissage et de la mémoire, en stimulant la création de synapses, ces connexions entre les neurones. «Or c'est justement ce processus que la cocaïne détourne «à son avantage» en imposant des défauts dans la construction de ces synapses.»
L'équipe genevoise menée par Camilla Bellone a injecté de la cocaïne dans le cerveau de souris, plus précisément dans l'aire ventrale tegmentale. Elle a alors observé que tout se jouait à la surface des cellules nerveuses présentes. S'y trouvent des récepteurs, sortes de petites vannes qui permettent à la cellule d'ingérer diverses substances. Les scientifiques ont pu montrer que la présence de la cocaïne permettait la mise en place d'un type de canal habituellement absent, qui laisse passer du calcium. Contacté pour commenter cette étude, Mark Ungless souligne que «c'est la première fois que ce mécanisme est décrit en détail».
Selon Christian Lüscher, «cette transformation durable au sein des circuits neuronaux joue un rôle majeur dans le phénomène d'addiction». Comment? «Tout n'est pas clair. Mais cette modification lancerait un «programme» biologique qui a des répercussions ailleurs dans le cerveau.» Une explication qu'approuve son homologue. Cette plasticité pathologique des synapses induit donc un apprentissage pathologique, qui au final expliquerait l'addiction. Et cette addiction serait d'autant plus permanente que la consommation de drogue est prolongée. D'où les rechutes que connaissent par exemple les toxicomanes.
Pour le professeur genevois, trois précisions s'imposent. «Contrairement à d'autres stupéfiants – parfois légaux, comme l'alcool! –, l'addiction à des drogues dures ne détruit pas les neurones.» Deuxièmement: «Si la dépendance physique survient chez tous les consommateurs de cocaïne, l'addiction n'est observée que chez 15 à 20% d'entre eux.» Ce qui ne veut pas dire que ce risque peut être minimisé, car «il est impossible à prévoir». Enfin, le risque d'addiction général à différentes drogues, du LSD à la cocaïne en passant par la nicotine, pourrait être corrélé avec des facteurs génétiques. «Cela signifierait que le mécanisme d'addiction n'est pas propre à une seule substance.»
Non contente de ces résultats, l'équipe genevoise a poussé plus loin ses recherches, titillée par une autre observation: le cerveau d'animaux soumis à une injection de cocaïne parvenait – après plusieurs jours tout de même –, à neutraliser ce mécanisme de remodelage des synapses. Etait-il donc possible de reproduire artificiellement cet effet? Par hasard autant que par chance, Roche avait publié l'existence d'une substance brevetée permettant exactement cette manœuvre moléculaire. La société pharmaceutique l'a prêtée à Christian Lüscher, qui l'a testée sur ses souris rendues accros à la cocaïne. Succès total: «La disparition de ces canaux à calcium était observable après quelques minutes!»
Ces recherches font évidemment naître l'espoir d'une thérapie pharmacologique de l'addiction. Mark Ungless avise qu'il s'agit d'abord d'acquérir davantage de connaisances sur ces mécanismes moléculaires avant d'envisager des essais sur l'homme. «Un tel traitement devrait être le fruit de la recherche clinique et pharmaceutique, estime de son côté Christian Lüscher. Mais les compagnies concernées ne semblent pas intéressées, car le marché lié à l'addiction aux drogues dures est trop réduit en regard des coûts de développement élevés.»
Interrogée à ce sujet, Katja Prowald, porte-parole de Roche, explique: «La substance en question est issue de recherches fondamentales qui ont été stoppées en 2002 car elles ne visaient pas notre cœur de cible scientifique. A l'époque, nous ne savions par ailleurs pas qu'elle pourrait jouer un rôle dans les mécanismes d'addiction.» Dès lors, Roche va-t-il maintenant donner suite aux découvertes genevoises? «Pas pour le moment, car cela ne correspond pas aux domaines sur lesquels nous nous focalisons, comme la maladie d'Alzheimer ou la dépression», répond l'attachée de presse.
En Suisse, l'addiction aux drogues est un problème de santé publique majeur et coûteux. Face à l'absence de volonté de la pharma-industrie, Christian Lüscher se demande alors si la politique des drogues ne devrait pas contenir, en sus par exemple de la répression ou de la prévention, un financement particuler pour des programmes scientifiques permettant de mener ces recherches cliniques et développer un médicament.
Que tel soit le cas ou non, tout n'est pas perdu: «L'espoir existe que la généralisation de ces observations neurobiologiques à d'autres formes de comportements addictifs, comme la nourriture dans le cas de l'obésité, puisse élargir le marché et le rendre plus intéressant pour l'industrie.»