Relations
«Retirer de la liste d’amis»: cette terrible option offerte par Facebook a rendu visible un acte qui passait inaperçu dans la vraie vie… Avis de chercheur et témoignages

Autrefois, on cassait la paix. Aujourd’hui, on a grandi: on «unfriende». De la cour de récré à Facebook, le protocole a évolué: on pose le curseur sur le nom de l’individu qu’on veut éjecter, on glisse vers le bouton «Amis», on laisse le menu se dérouler jusqu’à la terrible dernière option, tout en bas. On descend, au propre comme au figuré, on s’immerge dans son ressenti: colère, besoin de délivrance, détermination. On s’arrête sur «Retirer de la liste d’amis». Vertige. Clic.
C’est discret. Une rupture qui, sur le moment, ne fait pas d’éclats. La portée du geste ne se déploie qu’à retardement, lorsque l’ex-ami déchu de son statut (pour de très bonnes raisons, en général) découvre, au hasard de ses déambulations sur le réseau, qu’il est tombé en disgrâce. L’outrage éclate alors avec fracas. Gifle. Désarroi. Désir de vengeance. Traumatisme, parfois. Même si, à la limite, on se fiche éperdument du quidam qui nous a rayé de sa liste. Magie de notre esprit, pour qui une émotion, c’est toujours une émotion, et pour qui la réalité du lien et sa simulation virtuelle, c’est grosso modo le même combat.
Bref. L’unfriending ou defriending sur Facebook (il n’y a toujours pas de terme français, alors même qu’unfriend a été élu mot de l’année en 2009 par le New Oxford American Dictionary) a rendu visible au quotidien un phénomène qui restait enfoui, autrefois, dans le flux des choses qui se passent sans qu’on ait l’habitude d’y penser: la dissolution d’une amitié. Mais, au fait, «défriender» sur Facebook et dans la vraie vie, est-ce la même chose? Ou rien à voir?
Christopher Sibona, doctorant en systémique et informatique à l’Université du Colorado à Denver, se penche là-dessus depuis quatre ans et a publié trois études savantes sur la question. Ses conclusions: a) les amis qu’on «unfriende» le plus souvent sont d’anciens camarades de l’école secondaire, suivis par les amis d’amis et par les collègues; b) on «unfriende» les anciens copains de classe parce qu’ils ont posté sur Facebook des messages controversés en matière de politique ou de religion; on «unfriende» en revanche les collègues pour des agissements qui nous ont débectés dans la vraie vie.
«Dans la réalité, les amitiés s’estompent et disparaissent d’elles-mêmes. Sur Facebook, on les rompt en revanche en donnant un signal clair. Tout à coup, vous réalisez que tel ou tel contact n’est plus là et que que la personne en question l’a rompu de façon délibérée», explique Christopher Sibona au téléphone. Facile à accomplir – deux doigts suffisent – l’unfriending est un geste radical. «Le coût de maintenir une amitié en ligne est très faible: on n’a pas besoin de faire grand-chose. On peut même cacher son contenu à l’un de ses amis (et il peut faire de même pour nous) en réglant les paramètres de confidentialité.»
Qu’est-ce qui pousse à rompre? On lance un appel sur Facebook: on veut des exemples concrets. Deux personnes nous «défriendent» aussitôt: «Comme ça, tu pourras toujours raconter ta propre expérience.» Ça, c’est fait, comme on dit sur Facebook. D’autres livrent leur récit. La politique vient, en effet, en tête de liste. Hugo Chavez, Dieudonné et même le conseiller national vaudois Fathi Derder peuvent être des déclencheurs de rupture.
«J’ai une fois retiré quelqu’un de ma liste d’amis, une connaissance sportive, pour cause d’incompatibilité d’opinion au sujet des quenelles», se souvient Florian. «Cela date de la mort d’Hugo Chavez. Une ancienne camarade de classe a posté des messages sur tout le bien que ce président avait fait, selon elle, au Venezuela. J’ai réagi de façon émotionnelle. Il faut dire que j’avais un membre de ma famille qui venait de se faire assassiner dans le «paradis bolivarien chaviste», raconte Roberto. Et Fathi Derder? «Au niveau des convictions, sur Facebook, on est plus flexible que dans la vie, il y a une certaine tolérance. Mais à force de lire ses commentaires, je me suis dit que ça suffisait. Je l’ai «défriendé», explique Lars.
Quoi d’autre? «J’ai été «unfriendée» suite à un clash avec quelqu’un qui avait pour habitude de dicter la loi sur comment une relation amicale doit fonctionner. Je lui ai dit que l’amitié ne peut pas être une dictature», raconte Giada. Conséquences? «Quelques jours plus tard, une amie commune m’a dit: «A mon avis, elle t’a «unfriendée.» Mais non, j’ai dit, nous avons 40 ans, nous ne sommes plus des ados…» Eh bien, si: elle l’avait fait… «J’ai trouvé l’acte immature, brutal, froid. Excessif, car sans confrontation possible. J’étais déstabilisée. Je suis passée par la déception, la colère, l’envie de réagir, enfin l’acceptation. J’ai mis du temps à m’en remettre. Pendant un mois, j’avais souvent besoin d’en parler.»
Même aux grandes personnes, l’unfriending fait mal. «J’avais retrouvé une amitié très ancienne, une très bonne amie d’adolescence. Nous avons longuement communiqué sur Facebook, puis nous avons décidé de nous rencontrer. J’ai découvert alors une personnalité complètement imbue d’elle-même. A tel point que j’ai ressenti le besoin de ne plus la voir dans mon panel virtuel de connaissances», raconte Emily. Effet boomerang: «Je me suis immédiatement sentie nulle, minable – mais c’était fait. Le paradoxe du virtuel, c’est la visibilité: on se cache moins facilement que dans la vie réelle. Elle l’a remarqué, elle m’a écrit, je n’ai rien répondu. Ce qui a augmenté ma honte. Des années plus tard, je n’en suis toujours pas très fière.» Retournement: «Après, ça m’est arrivé. Une connaissance avec qui j’avais eu des tensions m’a «unfriendée». Je l’ai très mal pris, j’étais choquée, je lui ai écrit. Elle m’a envoyé une réponse bidon: «Je suis dans un processus de déconstruction par rapport à Facebook»… Ça m’a frappée comme un acte d’une violence sourde. C’est même pire que dans la vie réelle, où on s’éloigne naturellement.»
Alors, «unfriender» ou pas? «Je l’ai fait en sachant que la personne «défriendée» n’aurait pas de notification. Ça m’a aidé à faire ce geste. Autrement, c’est compliqué à gérer. C’est un tabou», reprend Lars, qui a également «défriendé», autrefois, le directeur de sa boîte: «C’est une des premières choses que j’ai faites après avoir été licencié.»
Tout dépend, au fond, de la manière dont on considère le réseau: «J’ai eu un problème avec de mauvais payeurs, des gens carrément nocifs. Je les ai virés de mes réseaux pour éviter que d’autres, à travers moi, n’entrent en contact avec eux. J’aurais eu l’impression de faire leur promotion», raconte Isabelle. Le réseau, justement, est un réseau… «Pour des raisons semblables, j’ai aussi «unfriendé» la femme d’un ami après une séparation. Historiquement, j’étais plutôt copine avec lui. Et il était impossible qu’ils cohabitent dans le même cercle, même virtuel.» L’amitié n’est jamais une affaire entre deux personnes: c’est toujours, littéralement, un lien social.