La vie après la mort, vous en rêviez, internet l’a fait
DEUIL
Avant, le souvenir de nos morts subsistait à travers des objets qui leur avaient été chers, des lettres, ou au fond d’un album photo. Désormais, leurs traces numériques les rendent omniprésents et modifient le rapport au deuil

Il est mort il y a un an, mais son profil Facebook est toujours actif, transformé par son «contact légataire» en «compte de commémoration». En haut de la page, on peut lire: «En souvenir de Martin X. Nous espérons que les personnes qui aiment Martin trouveront du réconfort en consultant son profil pour se souvenir et célébrer sa vie.» Ce que pas mal de ses 1500 amis Facebook ne manquent pas de faire. «Ne sois pas trop sage si tu te trouves là-haut. Ici, nous buvons un verre avec toi», a écrit un chagriné, deux semaines plus tôt. «Tu me manques chaque seconde», a posté un autre.
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Sébastien, lui, a été foudroyé à l’aube de la trentaine, il y a neuf ans, et son profil hante toujours le réseau social, tel un spectre étrange: ses posts publiés par lui avant son décès ont disparu, mais ses contacts peuvent encore lui écrire des messages. Dernière missive 2.0, datée d’il y a quinze jours: la photo d’un coucher de soleil, avec ce mot: «Pour toi, mon copain.» Depuis sa mort, il y a cinq ans, personne n’a réclamé de réordonner le compte de Jean-Paul, et tous ses posts, commentaires et photos stagnent sur son mur, donnant le sentiment singulier de pouvoir le ressusciter…
Proximité permanente
Avec 2,13 milliards d’utilisateurs Facebook, on estime désormais que trois d’entre eux meurent chaque minute. Et les comptes qui leur survivent sont en train de changer le rapport au deuil, selon la sémiologue Fanny Georges, responsable d’un vaste programme de recherche (Eneid) sur les identités numériques post mortem et les usages mémoriaux innovants du web. «Très peu de proches ont le courage de supprimer le compte d’un défunt, et quand ils le font, ils le regrettent, raconte-t-elle.
Les morts hantent donc le web social, et leurs traces de vie numériques deviennent de nouveaux supports de remémoration thérapeutique: on va consulter leurs profils pour réfléchir à ce qu’était sa vie avec eux. C’est un peu comme la visite au cimetière, sauf que celui-ci reste un espace spatiotemporel délimité, c’est le lieu des morts. Alors que le web social impose une proximité permanente avec eux. Sur Facebook, même, les morts continuent d’avoir une activité, via des injonctions «Souvenez-vous» qui peuvent surgir n’importe quand…»
Au-delà du cercle des proches
Bien sûr, ce recueillement numérique n’a rien de philanthropique et reste une manière de «continuer à faire circuler les affects très simplement, en proposant à chacun de cliquer ou commenter, pour pomper encore plus de data et rendre un profil inactif actif», souligne l’enseignant-chercheur en information numérique Camille Alloing, coauteur de Web affectif, une économie numérique des émotions (Ed. INA).
Les réseaux sociaux favorisent surtout une contamination de la mort: on est informé d’un plus grand nombre de décès, même de celui de ce vieux camarade de classe perdu de vue depuis vingt ans, mais «ami» Facebook… «Les rituels de deuil, qui étaient partagés par un cercle de proches, s’élargissent à tout le réseau social, tandis que nos relations sont de plus en plus numérisées», poursuit le chercheur.
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Grimaces sur Snapchat, commentaires sur TripAdvisor ou LinkedIn, dernières vacances documentées sur Instagram… tel un Petit Poucet 2.0, chacun laisse de plus en plus de traces, qui affectent inévitablement ceux chargés de les trier, après qu’on a tiré sa révérence. «Il était déjà douloureux de ranger les objets du défunt, mais devoir farfouiller dans son ordinateur impose une intimité paroxystique avec lui: messages Tinder, historique de recherches, morceaux les plus écoutés… tout est mémorisé, et cette profusion d’informations peut rendre le deuil impossible», explique Fanny Georges.
Se préoccuper de son e-réputation
«Des sociétés commencent à proposer de gérer son e-réputation post mortem, pour ne pas accabler ses proches, mais aussi pour contrôler le récit qui nous survivra.» Hélas, tout le monde n’a pas toujours le temps d’y penser, rappelle Fanny Georges. Comme cette jeune fille, décédée dans un accident de voiture en sortant de boîte, après un dernier post où elle se géolocalisait, en écrivant «Super soirée»… Ou cette autre, sauvagement assassinée par un voisin, juste après avoir posté: «Tiens, mon voisin sonne.» «Ces traces génèrent des situations traumatisantes, car elles nous rendent spectateurs de la mort en temps réel, et créent une empathie particulière. On peut se remettre ad vitam aeternam dans la peau de la victime.»
Grand cimetière virtuel
C’est d’ailleurs à la suite du décès précoce d’une personne de son entourage que la photographe Calypso Mahieu, fraîchement diplômée de l’ECAL, s’est intéressée aux mausolées numériques qu’est en train de devenir Facebook. Son travail Je vivrai pour toi est exposé jusqu’au 27 mai dans le cadre des Journées photographiques de Bienne.
«En 2065, il y aura plus de morts que de vivants sur Facebook, qui sera un grand cimetière virtuel. Tout le monde s’en sert déjà pour étayer sa peine, de façon très impudique. Mais je trouve ce phénomène positif. C’est une nouvelle manière de communiquer avec les morts.» Après tout, beaucoup filaient déjà chez le médium pour contacter l’au-delà quand le wi-fi n’existait pas encore…
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Et des nécromanciens d’un nouveau genre promettent à présent l’éternité virtuelle. C’est le cas de la start-up Eternime, qui propose de lui confier ses codes d’accès, afin qu’un algorithme aille fouiller les comptes d’un utilisateur pour cerner sa personnalité, avec pour objectif de créer un «soi virtuel» qui interagira avec ses proches une fois décédé. La codeuse russe Eugenia Kuyda a également créé Replika, une intelligence artificielle capable d’intégrer souvenirs et expressions du défunt, pour envoyer des SMS à l’entourage comme s’ils provenaient de lui. Sans oublier cette start-up coréenne qui propose de faire des selfies en 3D avec ses chers disparus…
Le robot, réplique du disparu
«Il y a aussi un Américain qui a essayé de recréer son père en chatbot, afin de continuer à interagir avec lui, raconte Camille Alloing. Avant, les rituels de deuil étaient inspirés par les religions, désormais ils sont dictés par les nouvelles technologies. Mais lorsqu’on a été dans une grande proximité avec une personne, peut-on réellement se contenter d’une conversation avec un robot? Ce qui est sûr, c’est que nos traces numériques vont permettre aux survivants de reconstruire une infinité de récits signifiants pour accompagner le travail de deuil. Et pour les contrôler, il faudra penser à faire son testament numérique…»