Et si, dans une dizaine d’années, l’homme devenait immortel? C’est l’idée que défend Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google. Il est l’auteur de livres qui portent entre autres sur la santé, l’intelligence artificielle ou encore la futurologie. Si sa théorie sur l’immortalité peut prêter à discussion, l’idée d’une vie éternelle est toujours sujette à débats et questionnements.

Comment sera-t-il possible de vivre infiniment dès 2030? Ray Kurzweil se base sur le développement exponentiel des technologies. Ces dernières deviennent de plus en plus performantes, de plus en plus rapidement. Il applique le même raisonnement au domaine médical. Selon le directeur de l’ingénierie, la génétique, appelée aujourd’hui biotechnologie, transformera complètement la médecine dans un futur proche. Nous pourrions ainsi reprogrammer les gènes humains afin de ne plus être victimes de vieillissement ou de maladie. Il pense que, d’ici à 2020, la médecine utilisera des nanorobots qui compléteront le travail du système immunitaire. Ces minuscules machines pourront modifier chaque gène en fonction des besoins, nettoyant ainsi le corps et permettant de renverser le processus de vieillissement. Et donc, dès 2030, la technologie médicale permettrait d’ajouter une année de vie supplémentaire tous les ans.

Attendre 100 ans

En pratique, cela semble-t-il réalisable? «Avant toute chose, la génétique et la biotechnologie, ce n’est pas la même chose, explique Denis Duboule, professeur à l’EPFL et à l’Université de Genève. Dans son développement, Ray Kurzweil mentionne 23 000 petits programmes adaptés aux 23 000 gènes. Il n’y a qu’un seul et même programme, l’ADN. On ne peut pas traiter les gènes de façon individuelle, l’ADN est un tout.» Francesco Stellacci, spécialiste en biomatériaux et nanoparticules et professeur à l’EPFL, nuance un peu plus l’idée de Ray Kurzweil. «Je pense qu’il est extrêmement optimiste sur le temps que cela prendrait. Ce n’est pas si simple de changer un gène, mais on le fait bien avec les OGM. Ce ne serait donc pas impossible de l’opérer sur l’homme, de corriger une malformation afin de vivre plus longtemps. Cela prendra cependant une centaine d’années.»

Outre les limitations scientifiques, cette théorie sur l’immortalité pose d’autres problèmes qu’il faut prendre en compte. «A quel âge arrêter le vieillissement? Et puis, quelle sorte de population voudrions-nous garder? Les cadres d’entreprise BCBG, les vieux qui crient dans le train?» soulève, sur le ton de l’humour, Denis Duboule. Selon le professeur, pour arriver à être immortel, il faudrait réussir à abroger les lois fondamentales de la génétique humaine qui font que le corps est beaucoup plus qu’un ensemble de morceaux indépendants. «C’est là le problème intrinsèque du transhumanisme, de ces gens qui regardent notre corps comme une voiture en pensant l’améliorer à volonté, poursuit-il. Mais quand vous avez changé toutes les pièces, votre voiture n’est plus votre voiture.»

«Individualisme exacerbé»

Pour François Dermange, professeur d’éthique à la Faculté de théologie de l’Université de Genève, la vision de Ray Kurzweil sur l’immortalité est le reflet d’un hyper-individualisme. «Je suis quelqu’un de si formidable que je mérite de vivre infiniment. Mais le traitement proposé a probablement un coût non négligeable, ne permettant qu’à une élite aisée d’être immortelle. Pourquoi mériterait-elle plus une vie éternelle?» Le professeur met également en avant un autre aspect négatif de cette envie de «vivre de manière infinie dans un monde fini»: les ressources sur terre ne seront pas disponibles pour toujours. «Heureusement que nous mourrons, s’exclame-t-il. L’espèce humaine est trop envahissante, prenez le changement climatique par exemple.»

La théorie de Ray Kurzweil aurait également été réfutée par le philosophe grec Platon, car il est impossible d’être corporellement immortel. «Il faut se détacher du monde pour parvenir à être éternel, poursuit François Dermange. L’immortalité de l’âme n’est possible que par un dépassement de soi-même, impossible à réaliser sur terre.» Des propos qu’appuie François-Xavier Putallaz, professeur de philosophie à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg: «Le projet de Ray Kurzweil n’est qu’une manière de compenser notre impossibilité terrestre à vivre sans fin. Tout comme il y a d’autres façons de ne jamais mourir, notamment au travers de réalisations matérielles: par exemple faire des enfants, créer des œuvres d’art, avoir du succès. De cette manière, quelque chose de la vie continue après notre disparition.»

Pourquoi la peur de la mort est-elle une obsession chez l’homme depuis la nuit des temps? «Parce que nous ne sommes pas faits pour mourir mais pour vivre, souligne François-Xavier Putallaz. Nous sommes si attachés à notre existence que nous ne croyons pas à notre propre mort: nous savons qu’elle existe car nous la voyons et que nous savons que l’homme, donc soi-même, est mortel. Mais mourir restera toujours un scandale pour l’être humain.» Pour le professeur d’éthique François Dermange, cela provient entre autres de notre besoin de perfectionnisme: «vieillir est difficile à accepter, ne plus être séduisant ou intelligent. La vie est un long processus de dégénérescence. Avoir du mal à encaisser que nous sommes mortels est universel.»

Au-delà de la matière

L’idée d’un monde meilleur «après» ne serait qu’une façon de se rassurer lors de son vivant? «Non! Platon ou encore Aristote ont démontré qu’il existait quelque chose qui dépasse la matière, argumente François-Xavier Putallaz. S’il n’y avait que la matérialité, celle-ci ferait obstacle à la moindre activité intellectuelle. Ils prouvent ainsi qu’il y a réellement quelque chose «d’autre» qui n’est pas réduit au corps physique.»

Une notion qui diffère dans la religion, selon François Dermange: «Le chrétien qui croit à la résurrection croit aussi en un sens à la vie éternelle, mais à une vie qui n’est pas qu’un simple prolongement de celle-ci. Une vie inattendue, autre que celle que nous expérimentons ici-bas, et sur laquelle il ne sait pas grand-chose.

Une vie qui n’est ni celle de notre corps, de notre raison, ni celle de l’«âme». Pour autant, l’envie de vivre éternellement séduit-elle le professeur d’éthique? «Surtout pas! La logique de la vie est faite de générations qui passent et d’autres qui prennent le relais. Et puis, cette vie n’est pas l’absolu: il y a quelque chose après.»