Une rue. Mais une rue interminable, et qui grouille à la nuit tombée. Une rue qui révèle à chacun de ses coins des tableaux plutôt inédits. Un travesti en manteau puma. Un trentenaire cravaté qui s'est attardé au bureau jusqu'à passé l'heure. Un alcoolique qui prédit la fin du monde. L'inévitable étudiante en art déco qui laisse pendouiller son petit sac en cuir, juste devant le shop de vidéos érotiques. Une rue de prime abord tristounette, avec ses murs brunis ou ridés, une rue balafrée en son milieu par la ligne ferroviaire qui relie Zurich et Berne, la gare principale de Zurich. Une rue croulante sous les enseignes tapageuses et qu'on dirait gribouillée par l'odeur des pots d'échappement. Elle a sa réputation de zone grise, la Langstrasse de Zurich, d'empire de l'alcool et des rixes, de quartier instable où l'on s'aventure plus ou moins serein. Et pourtant. «La Langstrasse pourrait très bien devenir le Soho de Zurich», titrait en 1998 déjà, un journaliste de la ville. Dix ans plus tard, cette rue, cette Langstrasse, longtemps résumée à une plate-forme de la drogue et de la prostitution, a entamé avec panache sa reconversion pour un public plutôt bourgeois bohème. C'est là qu'au détour d'une ruelle, le curieux dénichera la minuscule boutique d'une designer prometteuse. C'est là que, parmi des centaines de 33 tours entassés derrière la vitrine d'un fada de musique, on craquera pour une version inédite de David Bowie.
Ce soir, il a été décidé de zigzaguer au hasard des enseignes pour sentir la Langstrase battre de l'intérieur. Le «Kreis 4» qui l'abrite en grande partie ou «Chreis Cheib» ou «cercle 4» ou «quartier de la Langstrasse» est le quartier qui fait de Zurich une grande ville, en raison de son multiculturalisme. Comparé à lui, le vieux Niederdorf, en amont de la gare, frise la ringardise à l'heure des virées nocturnes.
Plus de 150 nations et une cinquantaine de langages se côtoient autour de la Langstrasse, pour une population de 14000 personnes. Dans cet autre Zurich, non loin des boutiques über-riches de la Bahnhofstrasse, on trouve un pull-over à 2,50 francs, cependant que «das Milieu» vend ses charmes tarifés dans le même immeuble que la librairie italienne. De quoi faire souffler, sur ce quartier urbain par excellence, l'haleine d'une âme villageoise. Souvent - et pas plus tard qu'il y a deux semaines - la Langstrasse fait la une des journaux pour une énième histoire de rixe nocturne meurtrière. La Langstrasse a la chaleur dans le sang et la ruse du trompe-l'œil. Itinéraire d'une visite zélée.
• 19h30, à l'hôtel Rothaus
Une chambre? Non, l'hôtel affiche complet. Dans le bar très sélect qui fait office de réception, entre les parois de bois chaud et sous les lumières spatiales, les tables sont dressées. Au fond, les musiciens qui se produisent ce soir dans la salle de concert du Moods dans le Schiffbau, à l'entrée ouest de la ville, finissent de manger. L'hôtel Rothaus, édifice de briques rouges, a ouvert ses portes en 2006. Il fait l'angle, non loin des rails qui séparent les cercles 4 et 5, et domine l'arrêt du bus 32, au croisement Lang-/Militärstrasse. Engagés depuis plusieurs années dans la métamorphose du quartier, les propriétaires de l'hôtel, les frères Meili, ont aussi lancé les cinémas d'art et d'essai Riffraff, de l'autre côté des voies ferrées. Tout le monde se connaît ou presque parmi les agitateurs éclairés de la Langstrasse. Le cercle 4 est attaché à Zurich depuis la fin du XIXe. C'est alors un quartier ouvrier avec des maisons qui n'excèdent pas trois étages. Le quartier se souvient des conflits entre Zurichois et Schwyzois au XVe siècle puis de ceux qui ont opposé Russes, Autrichiens et Français, en 1799. C'est le quartier de la résistance, des cavales et des écorchés vifs. Depuis le début du XIXe, il est le port d'attache des immigrants. Dans les années 70, il accueille avec grand bruit les révoltes de la gauche et, depuis, les cultureux y trouvent leur gîte avec réjouissance. Le Rothaus a lui aussi bravé les décennies. Construit en 1891, l'hôtel a depuis la Deuxième Guerre mondiale accueilli les filles de joie, réputé loin à la ronde. Depuis deux ans, ses 43 chambres offrent un design sobre et abordable, très recherché à pareille proximité du centre. Aujourd'hui, les artistes ou jeunes routards sac au dos qui débarquent dorment avec vue sur la rue pour des tarifs oscillant entre 80 et 248 francs. Sihlhallenstr. 1, http://www.hotel-rothaus.ch Tel.: 043/322 10 50
• 20h30, au Olé, Olé
«Olé, Olé» c'est pour dire bienvenue. Olé, Olé, c'est l'histoire vieille de plus de quarante ans detrois sœurs - Rita, Helen et Paula - et d'un frère qui ont respiré au rythme de la Langstrasse à la tête de leur bar, le plus proche des rails. Il y a des louches, des lampes, des gourdes, des chasses d'eau, des masques du Lötschental, des bouilloires suspendus au plafond ou sur les murs. Il y a des dizaines de réveils qui se mettent à sonner à l'heure de la fermeture. Ici, on a servi les prostituées, les clochards, les Hells Angels, les voisins sans compter les heures ni les années. Ce soir, Dire Straits berce les clients, pour beaucoup des fidèles, la trentaine bien dépassée. Avec ses sœurs et son frère, Rita, jupe longue et lunettes larges, est la patronne des lieux depuis 1966 et s'en remet à sa clientèle quand on lui demande de raconter l'histoire du Olé, Olé. C'est un classique de la Langstrasse, dans une maison orange aux volets verts, canaille sans excès. «L'adresse correspond à ce mixe qu'il faudrait préserver dans cette rue», estime Laurence Desarzens, Romande installée à Zurich depuis une vingtaine d'années et programmatrice de soirées musicales. «Depuis la fin des années 90 et la libéralisation des heures d'ouverture des cafés, la scène illégale a perdu de son importance et son réseau s'est défait. Mais il est bon de voir évoluer une ville ou un quartier. Il y a quinze ans, vous craigniez presque de sortir à midi pour acheter le pain». Dans le Olé, Olé, on accepte avec le sourire la métamorphose de la rue. «Mais ne nous leurrons pas, estime Tom, un fidèle. Tout le monde s'ignore. Vous avez le «milieu» et en parallèle les adeptes de sorties in, qui vont et viennent, prennent un appart. Au milieu de tout cela, la Langstrasse n'est rien d'autre qu'une rue.» Les bières sont terminées, Rita est venue serrer les mains comme de coutume. Langstrasse 138, http://www.ole-ole.ch Tél. 044/242 91 39
• 22 h, au Liquid Bar
Murs rayés multicolores, mobilier à faire rougir les grands fans des seventies, DJ dans l'angle et clientèle universitaire. Pour rejoindre le Liquid Bar, on a abandonné la Langstrasse pour la moins colorée Zwinglistrasse et ses sex-shops. Virage à la hauteur de la citation de Samuel Beckett qui crâne sur une enseigne en équilibre: «Le soleil brillait, n'ayant pas d'alternative, sur le rien de neuf.» Les propriétaires du bar, un architecte et son fils, ont repris les lieux en 2005 et animent un club, non loin de là, consacré à la musique électronique. A l'intérieur, tout laisse penser que l'adresse - qui se targue d'avoir été celle du premier lounge de Zurich - rivalise de couleurs pour chasser la grisaille réfrigérante de la rue. Dans ce Kreis 4, au niveau du commerce, le haut de gamme se fait encore très rare. Pourtant, un style «bobo» s'incruste. Aux adresses douteuses se mêlent des galeries, des bars branchés ou des lounges. Beaucoup de célibataires s'installent pour vivre la ville en son cœur. Ou pour échapper aux loyers surfaits des rues du centre proche. Chaque mois, trois heureux élus peuvent fêter leur anniversaire sans débourser un centime. La clientèle «se moque de savoir qui est gay ou hétéro», notait en 2004 le quotidien français Libération, élogieux. Zwinglistrasse 12, http://www.liquid-bar.ch
• Bien plus tard, au Longstreet
Le week-end, d'habitude, c'est la ruée sous les dizaines d'ampoules jaune-orange qui garnissent le plafond d'une luminosité astrale. Avec ou sans DJ au rez, les rangs sont serrés et les traces du passé anéanties. Le Longstreet fut longtemps un cabaret. Aujourd'hui, son ambiance feutrée en fait l'emblème du changement tout en douceur. Tout le monde a sa place dans ce rendez-vous de la nuit ouvert en 2005 par un réputé activiste de gauche, Koni Frei, et un roi des partys, Yves Spink. Ici, au centre de la Langstrasse, c'est la rencontre de l'employé de bureau qui aurait rêvé de faire plus fou avec le gothique qui hésite à sprayer en mauve une partie de sa crinière. La métamorphose progresse. Club, bars à tapas, cafés chics, les adresses se détachent des clichés qui collent au marché du sexe. Lancé en 2001, «Langstrasse Plus» s'engage dans des opérations de rénovation urbaine. Soit développer une identité pour ce quartier en améliorant les logements et en combattant la mafia du sexe, avec un crédit de 2 millions débloqué par la Ville. La «gentrification» ou reconquête par les classes plus aisées susceptibles de le rénover est lancée. Langstrasse 92, http://www.longstreetbar.ch, tel.: 044 241 21 72