Le vieil homme et la montre
Horlogerie
Jean-Maurice Golay, 79 ans, raconte avec un esprit vif (et un humour fin) cinquante ans de carrière dans l’horlogerie. Et comment il s’est inventé sa propre Royal Oak, qu’il porte toujours aujourd’hui

Il s’est d’abord étonné une première fois, au téléphone. Puis, Jean-Maurice Golay l’a répété en nous accueillant dans sa petite maison de la vallée de Joux. Enfin, il s’est encore exclamé en enlevant sa montre de son poignet: «Vraiment, je ne comprends pas pourquoi vous vous intéressez à cette pièce, elle n’a rien de spécial!»
Pour cette dernière chronique horlogère de l’année, nous avons décidé de raconter la Royal Oak de Jean-Maurice Golay. Cette étonnante pièce unique nous permet de mettre en lumière des acteurs trop souvent oubliés de l’industrie horlogère suisse. Absents des gros titres – monopolisés par les statistiques d’exportations, les boutiques de luxe et les foires en perte de vitesse –, des milliers de passionnés discrets existent en effet en Suisse qui, dans l’ombre, font perdurer cette tradition helvétique. Aussi précis, robuste et modeste que sa petite Royal Oak en acier, Jean-Maurice Golay est l’un d’entre eux.
Héritage horloger
Son arrière-grand-père était horloger. Son grand-père était horloger. Son père l’était également. De fait, le destin de Jean-Maurice Golay, né en 1939, semblait tout tracé. Mais une fois assis en face de lui, on comprend vite que l’horlogerie, loin d’être un lourd héritage, a surtout été une passion. Ici, sur l’étagère du salon, une Atmos de Jaeger-LeCoultre respire tranquillement le temps qui passe. Là, d’épais livres de montres dorment sur une étagère. Il n’est pas attablé depuis une minute qu’il se lève déjà: «Attendez, je vais vous montrer un livre que m’avait dédicacé le génial horloger George Daniels en 1986…» En feuilletant l’impressionnant volume, des coupures de magazines horlogers s’éparpillent sur la nappe.
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«Vous savez, mon histoire n’a rien de bien spécial», commence-t-il en plongeant dans ses souvenirs. Né en 1939 à la Vallée, Jean-Maurice Golay fut de son propre aveu un garçon «chétif, malingre, pas très fort». Enfant, il combat différentes maladies et manque beaucoup l’école. Il se retrouve à l’école technique de la vallée de Joux. «En 1955, il n’y avait pas beaucoup d’ouvertures ailleurs, de toute façon.»
Premiers pas chez Lemania
Une fois sa montre école en main – il la ressort d’ailleurs d’une pochette en velours bordeaux; son mécanisme semble neuf, son tic-tac résonne dans le salon – il est engagé chez le fabricant de calibres Lemania. «J’ai fini au réglage, qui m’intéressait beaucoup. On bricolait alors des chronographes à rattrapante 24 lignes qui étaient utilisés par Omega aux Jeux olympiques.» Jean-Maurice Golay en a gardé un, qui fonctionne toujours très bien. Avec un regard amusé, il guette l’effet qu’a cette pièce de collection extrêmement rare sur son visiteur.
Puis, le jeune homme s’intéresse à «l’achevage», soit la mise en place de l’ancre, de la roue d’ancre et du balancier. Une étape cruciale dans le processus de réglage de la précision de la montre. «La fourchette de l’ancre devait être polie», précise-t-il. Et, avec passion, il embraie sur les «jeux de hauteurs», les «plans d’impulsion et de repos» et les «fins ébats avec le plateau». Il sourit: «En résumé, il fallait apprendre beaucoup et longtemps. C’était la suite de ma formation.»
Assez vite, il veut voir autre chose. Il trouve alors du travail à Bienne, chez Omega, «à l’époque où la marque était plus importante que Rolex». Il devient responsable du réglage des «Ladymatic automatiques cinq lignes», de toutes petites pièces pour dame. «Il fallait être un peu fou pour aller dans ce niveau de précision avec de si petites montres», rigole-t-il encore. Chaque jour, un seul employé pouvait régler jusqu’à 50 pièces. «Je me rappelle des patrons, les frères Brandt, que j’ai un peu connus. L’un d’eux mettait une blouse orange quand il descendait dans les étages, pour se distinguer du personnel…» Les horlogers portaient alors cols blancs, les mécaniciens, cols bleus.
Retour à la Vallée
Puis, les temps changent. «Une équipe de jeunes universitaires est arrivée chez Omega vers la fin des années 1960. Ils voulaient rationaliser la production, diminuer les efforts sur ce qu’ils jugeaient inutiles. Par exemple le polissage des vis, ce genre de terminaisons qui faisaient de nos montres des montres suisses…»
L’année 1968 marquera le retour chez Lemania, dans sa Vallée natale. Il y est engagé comme «chef horloger», ce qui, en fait, «ne voulait pas dire grand-chose». Il s’occupait de faire de la recherche, du prototypage, d’imaginer de nouveaux produits. Il s’achète une maison qu’il agrandira lui-même, par étapes. «Il fallait de la place pour nos trois filles!»
Durant toutes ces années, en parallèle ou via son activité professionnelle, Jean-Maurice Golay a continué de se former. Il suit des cours au technicum de Bienne (en mathématiques et optique) mais s’inscrit également à des programmes de formation continue chez Omega (méthodes, organisation du travail). «Ce que j’aimais, c’était avoir un aperçu du processus de fabrication de la montre dans son ensemble.»
C’est chez Lemania qu’il vivra la très brutale «crise du quartz». «Il y a eu une sérieuse casse à la Vallée», se rappelle-t-il. Jean-Maurice Golay a la mémoire des chiffres. «En 1970, Lemania comptait 550 employés. Il n’y en avait plus que 80 dix ans plus tard. Beaucoup de ces bons éléments étaient partis chez Jaeger-LeCoultre ou chez Audemars Piguet.»
La chorale du Brassus
Ces deux marques faisaient déjà beaucoup de montres mécaniques haut de gamme et ont été donc moins touchées par la crise. Quand Jean-Maurice Golay veut quitter Lemania, un poste l’intéresse chez Audemars Piguet. «Cette marque a toujours su comment maîtriser, voire refuser des ventes, ce qui me plaisait. Moi, j’avais une bonne formation horlogère, l’habitude de gérer du personnel et, en parallèle, je connaissais bien les questions de prix de revient.» Surtout, il fait partie de la chorale du Brassus où il noue de bons contacts. Il n’en faut pas plus pour convaincre Georges Golay, alors patron de la marque familiale. Il commence chez Audemars Piguet le 1er avril 1980. La marque comptait alors 80 employés et produisait 5000 pièces par année.
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«J’ai réussi à bien éteindre les premiers incendies que l’on m’a confiés. Du coup, on m’a amené vers d’autres feux… Il fallait réorganiser bon nombre de choses dans la gestion des stocks et de l’approvisionnement», se souvient-il. Petit à petit, il prend du galon. Il s’arrête avec un nouveau sourire, va dans son bureau et revient avec une carte de visite qui semble neuve. On lit: «Jean-Maurice Golay, gestion de production, méthode et prix de revient». Et, en dessous, «membre de la direction». Il laisse son regard glisser par la fenêtre, dans la Vallée. «Je vous promets que je n’avais jamais eu cette ambition, mais les choses se sont simplement passées comme ça.» Il terminera en 2004, après avoir fêté l’épique 125e anniversaire de l’entreprise en 2000 – un TGV était venu au Brassus chercher tous les employés pour un week-end à Paris; un livre richement illustré a été publié pour l’occasion.
Une montre à son goût
Et cette étonnante montre qu’il porte au poignet, alors? Retour en 1982, chez Audemars Piguet. Le directeur technique de l’époque avait eu l’idée d’ajouter quelques complications sur la base de la Royal Oak classique. «Jour-date-phase de lune, rien de bien méchant. Mais la pièce m’intéressait particulièrement. J’ai monté le mécanisme et réglé la pièce moi-même. Au bout d’un moment, j’ai décidé de poser dessus un cadran spécial et une lunette polie, ce qui ne se faisait pas mais qui me convenait mieux.» Il portera cette montre durant vingt ans. Et, à son départ à la retraite en 2004, Audemars Piguet lui en fait officiellement cadeau.
En 2013, Jean-Maurice Golay décide de la confier au service après-vente de la marque pour une révision intégrale. «Ils ont voulu changer la lunette et le cadran pour la remettre aux normes, mais c’était évidemment hors de question!» La marque décide alors de créer une nouvelle référence pour cette pièce unique – la REF 25594ST.OO.0789ST.05.A – et la rend, révisée, à son propriétaire.
Aujourd’hui, elle reste sa montre de tous les jours. Qu’il porte même lorsqu’il va fendre du bois. Alors que l’on est sur le départ, il insistera d’ailleurs une dernière fois: «Pas besoin d’en faire des tonnes, cette montre n’a vraiment rien d’exceptionnel.»
Réflexion faite, il avait raison: son propriétaire s’est révélé autrement plus captivant.
Spécificités:
Marque: Audemars Piguet
Collection: Royal Oak
Boîtier: Acier