Portrait
Le sociologue entame une vaste étude sur la mobilité et l’impact de la voiture. Rencontre dans une brasserie genevoise qui est un peu son bureau

Ce lieu est, à ses yeux, affectif et stratégique. Vue sur la basilique Notre-Dame, à Genève, où son oncle Michel, un ecclésiastique, prêcha longtemps. Et puis ado, il y passait ses samedis après-midi. Vue aussi et surtout sur la gare Cornavin. Une semaine sur deux, une poignée de sociologues parisiens tout juste débarqués du TGV le retrouvent là. Une journée de travail sur les cuirs pourpres du Bagatelle, fameuse brasserie du boulevard James-Fazy.
Les serveurs connaissent tous Vincent Kaufmann. Lui réservent toujours la même table, au fond à droite. Café et viennoiseries, repas, boissons fraîches et quatre voire cinq ordinateurs ouverts. Vincent Kaufmann est directeur du Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL, vice-doyen chargé de l’éducation et du transfert de savoir, directeur scientifique du Forum Vies mobiles à Paris.
Parmi le monde
On l’imagine aisément cloîtré dans un bureau, interprétant des données statistiques, rédigeant une énième étude sur l’histoire résidentielle, la gestion des réseaux ou les dynamiques de suburbanisation. Erreur. Pour travailler, le sociologue aime à paraître en société, parmi le monde, le mouvement, le bruit. Ce qui n’est pas sans risque.
On vient souvent à lui parce que sa tête est connue (il passe souvent à la télé) «et parce que tout le monde a son mot à dire sur la mobilité.» «Cela peut par moments irriter mais les milieux réputés hostiles m’inspirent», sourit-il. Il raconte qu’il est un jour monté dans le Genève-Paris pour rédiger un exposé qu’il avait toutes les peines de mener à bout. Arrivé gare de Lyon, le temps d’avaler un café, il effectuait le voyage retour et mettait à hauteur de Bourg-en-Bresse un point final à son travail. «J’aime les franchissements d’espace, les passages», dit-il. Il se souvient avoir écrit sa thèse de doctorat dans un café de la rue Du Nant. «Pas encore de téléphone portable à cette époque, les gens composaient le numéro du bar pour me contacter.»
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Ce jour-là, il nous a bien sûr donné rendez-vous au Bagatelle. Enchaînera ensuite avec un entretien avec une doctorante habitant à Genève. On le verra sans nul doute souvent dans sa chère brasserie ces prochains mois. A son programme, un projet de recherche prévu sur cinq ans piloté par l’EPFL, avec le soutien de l’Etat de Vaud et de Genève ainsi que du Grand Genève. Dix mille personnes de 18 à 94 ans domiciliées sur l’Arc lémanique et la France voisine vont être interrogées. «Ce n’est pas un sondage d’opinion mais un observatoire pour identifier les potentiels de changement de modes de vie, savoir par exemple combien de personnes souhaitent être moins dépendantes de la voiture mais sont sans alternative. Il s’agit d’identifier pour l’action publique des leviers qui favoriseront une transition des ménages vers une neutralité carbone.»
Au début de 2023, un quart des panélistes bénéficieront d’un suivi GPS pour recueillir l’ensemble de leurs déplacements et les kilomètres parcourus par mode de transport pour estimer leurs émissions de gaz à effet de serre. Vincent Kaufmann, que cela soit dit, n’est pas un anti-voiture. Son foyer en possède trois. Dont une antique Renault 12 TS de 1974 «à double carburateur» qui l’été dernier l’a encore poussé jusqu’à Aurillac dans le Cantal. Enfant, au Lignon où il a grandi, il collectionnait des miniatures. «J’avais une passion pour les automobiles mais aussi les transports en général, les bus, les trolleybus, les trains.»
Les temps ont changé. L’automobile n’est plus un symbole de liberté, mais objet souvent de contrainte, surtout chez les jeunes générations. «Nous avons goûté lors de la pandémie à une vie un peu apaisée, à la réduction des nuisances, au trafic moindre. Il faut donc mieux encadrer la voiture, en faire quelque chose au service du bien commun.» Il assure que sa région est parmi les plus dynamiques d’Europe, 20 000 habitants de plus chaque année, «mais tout y est étriqué, saturé, les chemins de fer, les bus, les métros.»
Un logiciel dépassé
Une réussite cependant: Le Léman Express. «On avait annoncé 50 000 usagers par jour pour 2024, on en a déjà 60 000 malgré la pandémie et le télétravail.» Malgré aussi certains projets «d’un autre temps» que défendent encore certains barons locaux comme la traversée de la Rade ou le tronçon autoroutier Machilly-Thonon en Haute-Savoie dont le tracé va longer celui du Léman Express. «Ce logiciel n’est plus le bon», résume-t-il.
Vincent Kaufmann soutient le 30 km/h en ville pour réduire les nuisances. «Et il y a beaucoup plus de vélos, un accident à 30 fait moins de dégâts qu’à 50.» Mais souhaite garder ce 50 sur certains axes pour éviter les reports de trafic qui ont un impact sur certaines communes périphériques. Quant au fameux péage urbain dont on parle à Genève, cela dépendra de la manière dont il sera conçu. «Il est important qu’il soit perçu comme socialement juste et modulé suivant le revenu et la situation des personnes. On peut se demander s’il ne serait pas pertinent de l’associer à une forme ou une autre de gratuité des transports publics.»
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Profil
1969 Naissance à Genève.
1988 Maturité artistique.
1998 Doctorat ès sciences à l’EPFL.
2003 Professeur de sociologie urbaine à l’EPFL.
2020 Vice-doyen chargé de l’éducation et du transfert de savoir à la Faculté ENAC de l’EPFL.
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